Dans les eaux profondes, Akira Mizubayashi

Akira Mizubayashi est un écrivain japonais d’expression française et japonaise et, à ce titre, il installe son écriture dans une double expression, celle d’un voyage des sens définis par une palette de définition subtile, mélangée et complexe. Un aller et retour où sa pensée est toujours en contre-plongée culturelle, en introspection et remplie d’une nostalgie qui cherche sans cesse à comprendre et à se souvenir. Entre l’usage d’une langue maternelle devenue avec le temps paternel au contact de sens nouveaux !

Partant d’évocations personnelles, Akira invite le lecteur à l’accompagner dans le grand tout, au travers de ce qui relie l’être humain au proche et au lointain, individuellement au collectif, de l’imaginaire au « réel », du visible à l’invisible, de la « petite » histoire à la grande Histoire, où se conjuguent les Nuages flottants et les « hommes sans âme ». Jouant des effets de lumière, des contre-jours, des zooms arrière. 

L’auteur s’interroge sur la « servitude volontaire » de l’âme japonaise qui transparaît au fil des pages comme un rendez-vous manqué avec soi-même, avec les autres. Les raisons d’une absence de culture démocratique où s’exerce que trop peu la raison critique, à la fois dans l’espace civil de la vie quotidienne que face à l’espace du pouvoir vertical. Comme une profonde mélancolie, une double blessure passée, historique, politique et sociale à propos d’une société qui n’en est pas « encore une », et qui n’a pas fait le deuil de son passé ! 
Mais la nôtre est-elle aussi avancée qu’elle veut bien le dire, qu’elle veut bien l’écrire sur les pierres délavées de son histoire tourmentée ? 

N’est-elle pas, elle aussi à la recherche d’une certaine liberté, comme gage d’un renouveau lié aux cycles des passions et des idées ? 

Chaque société à qui veut bien y regarder de près, – a ses saisons-, ses printemps, comme ses hivers, ses étés et ses automnes… – a ses raisons-, la durée sans doute nous échappe ! 

Seul reste parfois, le signe de l’écriture, comme trois petits points inachevés… Un temps incertain qui fige dans l’écriture l’âme d’un peuple et sa façon d’appréhender le rêve et la réalité. C’est sans doute cela qui rend libre les hommes, l’écriture de leur rêve dans l’eau calme des vapeurs moites de leur souvenir avec pour tout « apparat » une serviette blanche posée délicatement sur la tête. L’ouvrage reprend ses premiers textes en français, parus en 1983, dans le numéro spécial de la Revue Critique consacré au Japon et intitulé Dans le Bain japonais. L’espace de la salle de bain est donc un prétexte pour interroger le rôle de l’espace public, en tant que lieu où s’exerçait l’intimité relationnelle « immédiate » de la famille japonaise. Et plus largement, ce que signifie l’espace public comme résilience au monde. L’auteur, sans le vouloir, nous permet de nous interroger sur nos propres pertes, celle que nous avons laissées volontairement échapper aux fils du temps, car nous pensions sans doute qu’elles étaient immuables !

Se laver est un geste bien insipide ; mais le bain est une activité infiniment plus raffinée, plus poétique, qui dépasse de beaucoup l’aspect purement fonctionnel du lavage. ll nous arrive souvent de préparer un bain, non pas que nous ayons le sentiment intolérable d’être malpropres, mais poussés par le désir de jouir du bien-être qu’apportent quelques moments de jeu avec l’eau chaude… J’ai quitté pour un temps indéterminé ce territoire de la langue japonaise pour entrer dans ce que je voudrais appeler, avec J.-B. Pontalis, le royaume intermédiaire où les temps se mêlent, où des voix multiples se font entendre. Mon royaume intermédiaire sera celui où, à côté de ou derrière, ou même par-delà les voix bruissantes venues de ma langue de naissance, vibrent d’une énergie sauvage celles surgissant de la langue française. 
Akira Mizubayashi.

Reste pour Akira le cinéma et l’écriture. La force des images imprimant d’un regard une vie finissante, les amours naissantes et qui jamais ne cesseront de se défaire pour se renouer aussitôt.  Une fois leur enveloppe mensongère débarrassée des scories par les eaux chaudes et apaisantes du bain. Les bains, comme les sakés ont ce pouvoir sur les hommes et les femmes au japon. Celui du partage, de la rédemption, de l’équité, de la libération… Et, être enfin cette lumière émanant de la profondeur des eaux sombres, comme un léger brouillard flottant au-dessus de l’eau et reflétant son visage, comme le ferait un miroir sous la forme d’un millier de gouttelettes, comme les mille vies d’un homme s’évaporant en un instant ! Il évoque d’une façon très émouvante le dernier bain pris avec son père. Même pour celui qui ne s’est jamais rendu au Japon et, de ce fait, qui n’a pas pu vivre les plaisirs d’être reçu dans une famille japonaise, ou accompagné par un ami et son fils dans un Sento à Tokyo. 

Découvrir les nombreux Onsen parcourant le pays et voir un père donner le bain à son jeune enfant dans un seau en plastique transparent en position fœtale ou encore un autre jeune homme portant sa fille handicapée dans l’eau d’une petite baignoire en bois, de forme ronde, parmi d’autres hommes, sans un regard direct de ceux-ci, comme si cela faisait partie de l’équilibre du monde mais dans une unité du lieu. Où seuls comptent les rires de bonheur, comme l’apesanteur du moment unique de l’amour de son père à sa fille. Comme si être soi-même dans sa singularité, dans sa nudité avec l’autre, les autres, était, le plus naturellement du monde, le seul espace partagé, une sorte de page blanche délimitée par l’encre noire des mots, une sorte d’écran naturel où se perçoivent les signes de nos vies en transparence. 

En somme, le lecteur peut comprendre cette proximité qui relie Akira à son père et partager avec lui sa relation au monde, à ce qui est sans doute le plus important dans une vie d’un homme devenu responsable, c’est-à-dire, accompagner ceux qui vous ont aimé à se libérer d’eux-mêmes, pour qu’ils se retirent paisiblement, accomplis, dans leur vie d’être : comme l’eau chaude d’un cours d’eau qui sort des entrailles de la terre. Comme la libellule qui se pose sur un rocher et qui contemple l’océan de cette eau qui coule au flanc de nos incertitudes, des dénivelés et des ruptures, au milieu de la nature, de la vie. 

Nos faiblesses sont certainement plus fortes que nos convictions et les murs se construisent parce que nous y pensons… Nous n’osons plus la fraternité, ni la main tendue à l’inconnu !

Akira Mizubayashi ne connaît pas de frontière, Il sait ce que le terme des relations implique, comme échange, écoute avec l’autre et soi-même ! Faut-il en remercier les sources chaudes, son père, sa mère, les mondes qu’il a traversés et les âmes qui l’ont construit ? Sans doute un peu de tout cela ! 

Les murs du Palazzo public de Sienne s’embrument d’une menace, qui pèse sur le régime communal. Les citoyens siennois sont fiers de leur république, mais celle-ci est en danger. Rôde le spectre de la seigneurie, que le peintre figure (…) comme le monstre cornu sortie des entrailles de l’enfer, ou plutôt du passé que l’on croyait révolu. Qui ne voit, aujourd’hui, que la démocratie est subvertie et qu’il ne sert à rien – sinon à se tranquilliser – de décrire cette menace comme un retour des idéologies meurtrières. Or cette sourde subversion de l’esprit public, qui ronge nos certitudes, comment la nommer ? Lorsque manquent les mots de la riposte, on est proprement désarmé : le danger devient imminent. Lorenzetti peint aussi cela : la paralysie devant l’ennemi innommable, le péril inqualifiable, l’adversaire dont on connaît le visage sans pouvoir en dire le nom. 
Patrick Boucheron.

Mais alors, qui est donc réel, l’eau, l’être, le visible, l’invisible ?

Ce qui est certain :
C’est que l’eau fait partie de l’alchimie,
C’est bien ce lien qui fixe le corps à la terre,
C’est bien ce lien qui fixe l’âme à l’air,
C’est bien ce lien qui rend les « choses » possibles, 
C’est bien ce lien qui rend l’espace des possibles plus grand.

Tout se libère dans un bain, pour revenir à la terre !
Dans les eaux profondes de la vie !

Qu’aurions-nous pu avoir, pourtant, à partir de l’expérience collective du partage des eaux chaudes
Akira Mizubayashi.

Critique : Marc Michiels.