MICHIELS

J’avais 20 ans en 2050, en 2025…

La prospective constituera toujours un art bien difficile : comment parler du non advenu ? Sans doute est-ce pour cela que bon nombre d’auteurs préfèrent rédiger leurs mémoires : bien plus aisé d’évoquer ce qui est désormais achevé… même si, hélas trop souvent, ces écrits ne reflètent pas totalement la réalité. Alors pourquoi ne parler du futur au… passé ? Se projeter en … (peu importe la date) et consigner ce que l’on a vécu à l’âge de ses vingt ans… en l’an 2050.

La prospective rejoint les mémoires : pas sûr que cette vision se révèle moins conforme à la réalité que lorsque des célébrités racontent leurs vingt ans – des vingt ans qui sont censés avoir existé. Mais qu’ont-ils fait donc de leurs 20 ans ? Le principal point commun à ces 8 auteurs, c’est d’avoir fêté leurs 20 ans en l’an 2050. Et de nous parler aujourd’hui d’un futur antérieur qu’ils ont – enfin presque – déjà vécu.

« Quand j’avais vingt ans en 2050 » est un ouvrage collectif proposé par le groupe Les Mardis du Luxembourg, un cercle de réflexion sur les évolutions de la société. Ce livre, publié en janvier 2025 par Le Comptoir Prospectiviste, éditeur de FuturHebdo, rassemble les visions de plusieurs auteurs : Frédéric Canevet, Christian Gatard, Hyung-Rae Rae, Yves Krief, François Laurent, Marc Michiels, Alexandre Rispal et Jean-Jacques Vincensini

Cercle d’échanges et de controverses initié à la fin des années 90 par François Laurent, les Mardis du Luxembourg réunissent divers experts indépendants qui se penchent régulièrement sur les évolutions de notre société, en prenant le pouls pour mieux comprendre où elle va, comment elle va … et pourquoi souvent elle ne va pas bien !

En donnant la parole à des personnages fictifs qui se souviennent de leurs vingt ans en 2050, l’ouvrage adopte un ton rétrospectif et pousse le lecteur à s’interroger sur la société à venir. Il explore plusieurs thématiques clés comme l’omniprésence de l’intelligence artificielle, les mutations de la société, le rapport au passé et la nostalgie d’un temps révolu, la confrontation entre utopie, dystopie et poésie… Certaines contributions adoptent une tonalité sérieuse et analytique, tandis que d’autres jouent sur l’humour, l’ironie et la satire pour dénoncer les dérives du présent et du futur.

Ainsi, Quand j’avais vingt ans en 2050 n’est pas seulement une œuvre de prospective, mais c’est aussi un miroir tendu sur le mur fragile de notre époque. Il invite à une réflexion sur nos choix collectifs et individuels, et interroge notre capacité à influer sur l’avenir. Un livre stimulant pour celles et ceux qui s’intéressent à l’évolution de notre monde et aux possibles qui s’ouvrent devant nous : L’impossible est toujours possible !

« Le futur se nourrit-il vraiment du passé ?
Souvenez-vous !
Souvenons-nous : le Monde d’après !
Que diront les philosophes et autres sociologues du 22ème siècle … des années 2050 ?
Découvrez la réponse qui est au fil de ces pages ! » – Les auteurs, Janvier 2025.

En résumé, « Quand j’avais vingt ans en 2050 » est une exploration littéraire et philosophique du futur, entre anticipation et critique, où les auteurs imaginent la vie et les défis du milieu du XXIe siècle.

Pour la sortie de l’ouvrage, j’ai souhaité poser trois questions aux auteurs, comme pour rembobiner le film. 

Jean-Luc Godard disait, en parlant du cinéma : « Une histoire devrait avoir un début, un milieu et une fin mais pas nécessairement dans cet ordre », oui évidement… mais pour le plasticien que j’ai toujours été, « ce n’est pas une image juste, c’est juste une image » qui est resté graver dans ma mémoire. A moins que la vie et ses innombrables possibilités rendent la sérendipité comme un mélange, comme une parole des images, comme des images en mots. 

Quoi qu’il en soit, nos places singulières et interchangeables, à chaque époque de notre existence font toujours succéder le bruit au silence, que seul l’amitié peut rendre aimable et vivable… Il est temps, seulement si, et après des remerciements sincères, de passer à la présentation de cette interview des auteurs.

Alors moteur…

Une écriture authentique doit-elle être le lieu de l’effacement de soi, où l’auteur se met en suspension, comme, pour accueillir l’autre dans sa narration, transformant ainsi son texte en un espace d’hospitalité littéraire prospectif et romanesque ? 

1. Quels ont été pour vous les enjeux de cette écriture singulière, pour cette publication : « Quand j’avais 20 ans en 2050 » ?

François Laurent : Je suis parti sans a priori, juste en me lançant dans ce que je pensais être un exercice amusant de prospective : nous sortions à peine du confinement, nous nous demandions tous si nous aurions réellement un avenir ; on s’apercevait déjà que le fameux « monde d’après » n’était qu’une utopie face aux exigences des entreprises.
A cet exercice, on s’aperçoit très rapidement que l’histoire bégaie, et toujours en mal : par exemple, les Brigades Rouges ont ressurgi de mon passé, presque naturellement, on n’en a jamais fini avec le terrorisme, parce qu’il y a toujours des ultras-puissants pour exacerber la désespérance.

Christian Gatard : La tentation d’une auto-archéologie retro-futuriste était menaçante. Ça n’a pas manqué. La pirouette proposée dans le titre était réjouissante : à quoi peut ressembler un regard rétrospectif sur un futur encore à venir ? J’y suis allé de ma pioche et de ma truelle mémorielle et ma scie circulaire mythographique m’a considérablement aidé. Sans y croire vraiment, j’aime l’idée des grands cycles historiques qui se repassent le plat. J’ai utilisé mes serre-joints pour caler de précieuses anecdotes surgies des angles morts de ma mémoire. J’ai revisité le labyrinthe de récits mythologiques que sorciers et prophètes me soupçonnent de négliger. Bref, j’ai fait mon boulot. 

PS :  j’ai même pu reconstituer le puzzle du Fripon Divin que j’ai tendance à mettre à toutes les sauces.

Frédéric Canevet : Je suis un grand fan de science-fiction, et donc cela a été un plaisir de me projeter dans le futur avec le monde tel que je l’imagine dans 25 ans.
Ce travail est d’autant plus important que nous sommes à un réel tournant de notre société et de l’humanité, c’est donc le moment de remettre en question les imaginaires actuels de notre société basée sur le toujours plus, et d’imaginer ce que pourra être une société sous contrainte.
Le but est d’ouvrir un petit pan du rideau qui masque pour l’instant notre futur, afin d’initier une première prise de conscience des défis à venir sur l’IA et les limites planétaires.
En revanche, ce qui est compliqué, c’est d’anticiper avec justesse l’évolution des technologies.
Lorsque j’ai écrit ces deux nouvelles, l’IA était encore à ses débuts, avec encore des limites fortes et des hallucinations… et ce que paraissait de l’anticipation commence déjà à devenir une réalité… 
Et qui sait, peut-être que le monde dystopique que j’ai décrit n’arrivera pas en 2025, mais en 2030 !

Jean-Jacques Vincensini Décidément, il est difficile d’y échapper. Comme s’il existait des contraintes numériques et chiffrées à toutes nos actions, à toutes nos expressions. Des contraintes au sein desquelles la prégnance du 3 s’impose. Évidemment, il est la trinité divine pour les chrétiens, évidemment il est, au moins dans la tradition ésotérique occidentale l’expression de l’union du corps, de l’esprit et de l’âme. Plus proche de nos Mardis, il est le numéro qui soude l’expression, la créativité et la communication. 

L’évidence du rapport de cette contrainte numérique et trinitaire avec l’écriture de mon texte saute aux yeux. 

Le cœur du trois, c’est une lutte. Dont l’objet est l’intrigante phagothérapie. Ce cœur de la trinité est à la fois un thème de nature conflictuelle, donc, et une forme, en l’occurrence, celle du débat, de la disputatio, diraient les Mardisiens à qui on ne l’a fait pas. Bref, le premier enjeu a été d’imaginer, en 2024, la forme la plus pertinente pour camper le débat enflammant la fin du XXIe siècle, mais qui avait été porté sur les fonts baptismaux en 2050.

Le deuxième terme de la trinité se nourrit de la question récurrente de l’éventuel effacement de soi, de la nécessité pour l’auteur de se mettre, comme le dit Marc, « en suspension ». Mais pas du tout ! On ne peut se suspendre dans les airs de l’objectivité même quand on se fixe comme but salutaire de ne pas se mettre sur le devant de la scène, même quand il s’agit d’éviter de s’étaler dans le récit de soi ! Quelle vanité d’espérer échapper au « Madame Bovary, c’est moi » comme a dit l’autre. Nolens volens, j’ai un sûr penchant pour mon héros Andronicus – Andronicus, c’est moi » ?? –  et je réserverai les lauriers de la victoire de la disputatio aux chercheurs en sciences médicales de l’UrbsJuvenes contre les vieilles barbes d’Old Buckingham. Dans le champ de l’imaginaire (je ne parle pas du théorème de Fermat), il n’y pas de parole neutre, pas de « suspension » du sujet.

Et c’est là qu’intervient l’accueil de l’autre, cher lecteur, mon frère. Le troisième larron de ma trinité. Car il ne faut pas faire le malin : sur le débat autour de la phagothérapie pèse évidemment la menace de glisser sur la pente de la théorie médicalo-clinique la plus austère et la plus inaccessible au découvreur du texte. Pour filer loin de cette mauvaise pente, mes lignes devaient prendre le liseur dans le sens du poil, grâce au choix des situations et des mots, au rythme des phrases, aux détails de la mise en scène des figures temporelles futuristes, des environnements spatiaux affectifs, humains – ah, ces gérontes d’OB, méprisants et altiers de 2050 –. En un mot, l’accueil de l’autre, c’est la séduction ou, en d’autres mots, le choix de la chair du texte. Pour toi, mon lecteur, mon frère choyé !  

2. Au-delà de cette mise en abîme, qu’est-ce que les rendez-vous littéraire et philosophique des Mardis du Luxembourg, – sous l’autorité de François Laurent -, vous permettent de développer dans votre quête du savoir et de votre imaginaire au regard de nos interrogations respectives sur le sens de la vie ?  

François Laurent : Quand nous nous sommes lancés dans l’aventure il y aura bientôt un quart de siècle, nous ne savions pas vraiment où tout cela nous conduirait ; simplement, il faut savoir se réserver des espaces de « réflexion gratuite », juste pour le plaisir. 

Nous avons tenté des expériences amusantes, comme créer des faux souvenirs, avec la complicité des étudiants d’une université qui nous ont servi de cobayes et quand Henri Kaufman nous a rejoint, nous avons commencé à publier. La question qu’on nous pose, c’est « Pour qui écrivez-vous ? » ; il est évident que nous n’avons pas vraiment la réponse. En fait, l’écriture nous permet de nous confronter, nous force à dépasser le stade de la simple cogitation nombriliste.

Peut-être réussirons-nous à réaliser le vieux fantasme d’un happening, histoire de confronter nos réflexions… peut-être pas. Ce qui est sûr, c’est que nous nous serons bien amusés à réfléchir ensemble, et c’est sans doute l’essentiel.

Christian Gatard : Il y a longtemps que j’ai percé le sens de la vie mais j’ai juré le secret et donc je ne dirai rien de plus.

Les rendez-vous des Mardis du Luxembourg racontent à leur tour (et avec la sagesse subtile et dérisoire des banquets de fin du monde) l’importance des rituels quand s’éteignent les croyances. Certes un membre de la tribu des Wodaabe organisant son “Gerewol”, considérerait qu’on est des petits joueurs au Falstaff place de la Bastille à 19h 30. Nous ne nous parlons pas de peintures vives, de bijoux et de costumes traditionnels pour danser et chanter devant un jury féminin. De même que nous ne faisons pas tomber des nourrissons depuis le haut d’un temple, comme dans l’État du Maharashtra en Inde, pour assurer la prospérité, la santé et la force de l’enfant. En imaginant que l’enfant serait nos productions langagières. Jusqu’à ce jour nous avons évité les sacrifices d’animaux ou les phases de transe intense même si de l’extérieur l’ambiance de nos soirées peut sembler chaotique. Cette effervescence a un sens profond : protéger la communauté des Mardisiens des forces négatives d’une époque sidérante, honorer les ancêtres de la littérature universelle, et maintenir un lien vivant avec le monde spirituel incarné souvent dans du Morgon de qualité. Les adeptes de ces soirées y trouvent un réconfort moral et une réponse à leurs angoisses existentielles. Réponse qui, comme il est dit plus haut, doit rester secrète.

Frédéric Canevet : Le groupe des Mardis du Luxembourg est avant tout chose, une belle équipe, avec qui l’on passe du bon temps à échanger sur le passé, le présent mais surtout le futur !
Dans un monde toujours plus numérique et tourné vers le futur, il ne faut pas oublier le passé et l’importance de prendre le temps de la réflexion.
Le but étant de nourrir sa créativité et de profiter de l’expérience de chacun, car c’est bien cette diversité des profils entre spécialistes de la veille, de la stratégie, du digital… qui fait émerger des idées originales.
Cette parenthèse gastronomique et intellectuelle permet de nourrir le corps et l’esprit, pour imaginer les solutions du futur.

Jean-Jacques Vincensini Hou la, hou la ! Je n’ai jamais percé le sens de la vie en général, jamais bien débondé le sens de la mienne et les Mardis du Luxembourg ne sont pas l’outil privilégié pour perforer ce mystère dense et troublant. Mais sur le bateau de nos existences filant sur le cours dont le terme est bien connu, les Mardis sont l’une des rames qui permettent de suivre et de maintenir un certain cap : celui des échanges amicaux, bavards, enrichissants, dispersés, œnologiques, surprenants, féconds. 

Sans dieu ni maître, sans autorité intellectuelle, ni morale ! Surtout pas ! 
Comme de nouveaux péripatéticiens déambulant sans Aristote pour vivre leur rituel du mardi, amical et savant, sensible et réfléchi. 

3. Sans dévoiler la publication du prochain numéro, quel va être l’axe de votre prochaine réflexion littéraire et en quoi ce chemin se fera-t-il écho avec la question de l’identité, la mémoire, comme une écriture de soi, c’est-à-dire l’autre, ce lointain intérieur ?

François Laurent : « C’était comme au sortir d’un rêve… vous vous réveillez, et il ne reste que quelques bribes évanescentes qui s’effacent en un instant ! » : je vous livre la première ligne de mes prochains travaux. Comme un ordinateur, l’homme n’est qu’une mémoire qui s’enrichit seconde après seconde. Débranchez la machine, il ne reste plus rien : nous ne sommes que de la mémoire vive.
De la mémoire qui n’est pas vraiment fiable, qui peut s’abimer : c’est ce qui est à la fois passionnant et désespérant !

Christian Gatard : Je vais partir de l’idée que « l’oubli » – loin d’être une simple faille cognitive – peut devenir un outil fécond pour imaginer le futur. Le futur ne se construit pas ex nihilo : il se nourrit de strates mémorielles et de clichés collectifs qui, tout en paraissant usés, peuvent donner lieu à de nouvelles interprétations et générer des récits inédits. L’oubli, ou plutôt la redécouverte d’éléments enfouis, permet alors de libérer la pensée, de désencombrer l’horizon mental de l’excès de souvenirs pour laisser place à des recompositions créatives.

L’idée clé est celle de « l’oubli fertile ». Le passé, souvent cantonné à des stéréotypes et des résidus de diverses narrations, peut être transformé et revitalisé pour répondre aux enjeux contemporains et futurs. Autrement dit, l’écriture du futur s’effectue sur une toile préexistante d’histoires, d’imaginaires et de constructions culturelles qui se superposent, se grattent puis se recomposent. Dès lors, l’oubli devient paradoxalement l’allié de la prospective : il ouvre des espaces de réinvention en faisant dialoguer les strates mémorielles et les stéréotypes en quête d’une forme renouvelée. Dans cette tension entre permanence et effacement réside la créativité collective, permettant de comprendre où l’on veut aller en observant ce que l’on laisse échapper.

J’essaierai de ne pas oublier d’illustrer ces pistes avec des exemples concrets.

Jean-Jacques Vincensini Nous avons (instant orgueilleux) mis en évidence, Yves Krief et moi, le carré mnésique. Ses quatre coins sont quatre univers, quatre ensembles d’imaginaires et de valeurs qui fondent toutes les expressions infinies des mémoires et des oublis, quelles que soient les cultures, les langues, les religions et les valeurs morales. Si !

Plus précisément, ces quatre univers sont apparus en pensant mémoires et oublis à partir des traits qui les définissent en tant que tels : non seulement leur être mnésique, mais leur caractère dynamique ou statique, d’une part, leurs attributs négatifs ou « vertueux » (oui, les adeptes de Nietzsche et de Freud, les coreligionnaires d’Er le Pamphylien le savent bien, les vertus de l’oubli sont déterminantes) avec, en conséquence, quatre statuts de sujet différents. L’écriture de soi y trouve peut-être sa place. Peut-être pas.

Table des matières : 

  • Histoire 1 : Je rêve de deux semaines de vacances à Rennes Plage par Frédéric Canevet.
  • Histoire 2 : Le soleil est devenu vert clair par Frédéric Canevet.
  • Le nouveau rameau d’or et le Fripon divin du futur ou la révélation de ce qui s’est passé à l’aube du 1er janvier 2051 après des millénaires de délectation morose et ce qui en a suivi le soir même par Christian Gatard.
  • Thème : la fin de l’humain « L’Oracle » par Hyung-Rae Rae.
  • Insectes, fin et renouveau par Yves krief.
  • 2050, avant la Grande Révolte par François Laurent.
  • Éloge de la contemplation… par Marc Michiels.
  • 2050, un nouvel espoir par Alexandre Rispal.
  • 2050 Odyssée des juniores. De la vertu de la phagothérapie par Jean-Jacques Vincensini.