MICHIELS

Avez-vous vu passer Ulysse ?

Il s’est faufilé, le furet grec, comme la toile de sa femme araignée. Il ne s’est pas arrêté à Ithaque et court encore : à chacun de le voir, s’il l’ose, et de croire l’attraper, comme le poisson qu’il est devenu, à force de nager. L’OdySsÉe de Marc Michiels (M2) est un moteur à trois temps qui, sans suivre les traces du premier aventurier de l’existence humaine, tâche d’exprimer quelques stations de l’âme en butte à elle-même. 

Ulysse se ressemble-t-il encore ?

Dans ce périple qui commence par la « mer noire » et s’achève sur un « lac gelé », M2 cherche un remède à l’immobilité qui menace les grands voyageurs.

Trois recueils tressent son anneau : la pierre, d’abord, puis l’air des nuages, et l’eau enfin du retour à Ithaque où il n’est pas encore parvenu.

Parti de rien mais poussé à prendre un départ – se taire, c’est mourir un peu –, M2 tâtonne comme un aveugle dans les mâchoires d’une pierre. C’est à qui l’appelle à le suivre, moins spectacle que ligne ténue qui sonde l’épaisseur de la matière, à la pointe du nerf. Un destin ne se conçoit pas en un jour. Il a fallu que l’élan vienne, après l’évasion d’Ulysse hors du chapelet d’îles qui bornait son horizon et où il croyait tout contenu, tout préservé. Il a fallu se mettre en route, page à page, pour éviter que l’espace ne se referme tout à fait.

Quitter la cellule d’éternité pour cette plaine d’eau ondulante où, en s’enfonçant, le regard ne sait pas s’il s’approfondit ou s’il ricoche et se regarde. Car l’espace du voyage n’est pas la terre, morne butte hirsute et calcaire, mais l’eau, curieuse de tous les espaces, qui ne se drape pas dans ses augustes vallons mais tremble, toujours, malgré sa secrète raideur.

La pierre, l’air et l’eau.

La joie fébrile d’abord pour fêter un départ. Bousculade dans l’archipel : les rochers tentent un rapprochement. Ils voudraient presque former un pays – mais n’est-ce pas trop ambitieux quand tant d’eau vitale les sépare ? Alors ils s’adressent des pointes, se rangent en files, en vers complets, côte à côte. Comme les phoques du vieux Protée en ordre de veille enchantée. 

Et le poème, petit orgue à tuyaux, récite sur divers tons sa question parfois improvisée. D’un pied sur l’autre. Intense balancement du M qui s’ébranle, dans un rythme surtout binaire d’expressions comme des coquilles, où chaque mot a son complément qui contre lui se retourne : « rosée des yeux », « nuit des temps », « vent des ténèbres » … Il va l’amble, Narcisse au désert, dans les dunes mornes et liquides qui ne feront jamais miroir.

Et comme détaché, au bout du poème, comme le dard ou la dernière goutte qui fait déborder le vase, un scrupule, une question, un post-scriptum tendu.

D’emblée la joie est noire et c’est dans la nuit seulement que l’on parle, perchoir du faux dormeur. Dans la prison de l’être, M2 casse des cailloux, mâche des graviers, émiette sa moie, taille des galets obtus dont il a attendu longtemps – et pourtant ce ne sera pas la fin – la métamorphose en pierres reverdies. La vision de la déesse est le doute du voyageur. M2 au carré s’arme de lui-même et change de viseur. Le sens tient-il vraiment aux choses ou à notre regard, ou à nos questions ?

Les postures prises par les brins – qui enfin se coalisent, qui enfin coagulent, qui enfin coagulisent pour faire un peigne, une pince, un peigne pincé, un œil, un marteau, un œil de marteau, un aileron de requin, de requin-marteau – dissolvent les cadres un peu guindés de passions mal assurées, raides de ferveurs ontologiques. Il faut lire comme on marche.

M4 lâche l’ombre de la vérité pour la proie de l’art. Mister Black & White plante son
stroboscope sur le tranchant d’un nuage.

Le décollement de la goutte d’air, la voie des bulles, la divagation d’Ulysse, la rencontre des femmes vues. La « pensée avisible » fait son petit bonhomme de chemin, à cheval sur son flux, acceptant de croiser plus loin, sans se recroqueviller, à l’issue de chaque élan, même si la page 1ique est le diaphragme obligé et maximal de ses respirations. Déjà dans cette évasion M4 se met à entendre des voix. Dans l’affolement, Ulysse, qui s’est confié aux nuages, s’abandonne à des airs de fortunes, à des inspirations, à l’épaule élue arbitrairement des sirènes. 

Et l’amie aux seins tombés d’une comète, est-elle bien réelle ? Est-elle plus ou moins que la vérité – que l’image de la vérité qui fascinait M2 ?

Et dans un froufrou de mikados la troisième aube se lève, la troisième lèvre se livre : dans l’eau qui délie les gorges et refonde les formes, des ailes de papillons sur l’axe central de la page, des phrases et des cris dans le miroir. 

Dupliqués en tous sens.

L’aventure du miroir est passée dans la page, prend les mots à bras-le-corps, à bras- le-blanc. L’esprit est soulagé. L’esprit qui croyait être le seul à se voir, le seul à se fuir, le seul à se refléter, détache dans les eaux de l’encre son mâchouillage et ses transes.

Troisième pas. 
Première palme. 
Faut-il un rêve au verbe ? 
Faut-il qu’M s’avoue qu’il rêve d’aimer dans l’R ? 

Que dans ce piège de la noèse compacte où il a toujours un orteil coincé, il attend l’aile qui brise et hisse les nards ?

M2 se demande ce qui a pris à Ulysse de se prendre pour lui. À vrai dire – mais la vérité a-t-elle gardé assez de charmes pour séduire encore quelqu’un ici-bas ? M2 ne sait pas s’il est en haut ou en bas, s’il est dedans ou dehors, s’il doit se regarder à l’envers pour se voir à l’endroit et s’il suffit de retirer au point la virgule qui le surmonte pour remplacer la question par une réponse. La géométrie est là, avant la parole. Et M2 est au milieu des formes, des espaces où l’esprit affamé se mouche entre les portes : caveau, portes, couloirs, murs.

Mourir, ça n’existe pas.

Marc Michiels.

Ulysse est gonflé. À son chevet M2 raconte, parfois en termes cassants et matériels, les aventures de l’abstraction dans la chair, du beau de l’air au revers dit, dans l’attente d’un écho que ne remplacera jamais l’espoir. Voyant que le blanc, il n’y a rien à faire, les mots doivent s’y coucher, ceux qui tiennent lieu de M2 – les brins de parole qu’il délègue à cette tâche et le liquident, car il faut reconnaître que M2 est totalement dépassé et se laisse composer par ses brins qui fragmentent son mot à dire – cherchent à le cerner, à leur guise, calligramment leur secteur.

Dans ce triptyque vaporeux, les passions deviennent subtiles, prennent leurs aises, dans la page. La conquête commence. Le voyage qui nous conduit loin des rivages vers les visages ignorés des miroirs.

Le je qui surnage timidement, « chargé de doutes », ne se fait plus illusion, sur son SAUR. « Je suis vous », chuchote-t-il aux « planètes rouges de notre existence ». Exalté M16 se prend les pieds dans le monde et sourit. Si nombreux, on peut échapper aux face-à-face. La pierre, l’air, l’eau. Le troisième pas était dans l’eau. Mais les eaux ne sont pas plus paisibles d’être habitées désormais par des frères. La bulle sait d’où elle vient et l’enveloppe du nuage aquatique a la mémoire des visiteuses. 

Nous et Vous. Le pluriel, c’est l’aventure de l’effacement. La brisure du miroir suspendu de Narcisse, où le papillon ne parvient plus à se voir – tant mieux.
Quel bonheur de grimper sur ses propres épaules !

Quelle promesse, le fruit !

Texte : Arnaud Zucker.