Les fleurs, d’Anne Sefrioui…

Il faut bien que je vous l’avoue cher lecteurs et lectrices, les fleurs n’ont jamais été une source d’inspirations, un espace de bien être, ni de spiritualités. Les arbres, au contraire, synonymes de l’ombre, m’ont accompagné depuis fort longtemps dans ma recherche picturale. Mais depuis peu, il semble que ces espaces tenaces et ombragés laissent place à la lumière. Le végétal, lui aussi se transforme, et c’est là que la rupture s’exerce pour proposer au regard une clairière luxuriante, remplies de fleurs, sous la lumière tamisée des feuillages. Dans le monde pictural, la notion d’identité profonde de l’âme, les corps éphémères et celui de l’univers sont reliés, de façon parfois visible, dans les œuvres représentant une physiologie subtile. Une philosophie ancestrale sous la forme d’un décor floral provoque une circulation d’énergies invisibles et « propage » un sentiment de beauté chez l’homme primordial, fait d’eau, de sang, d’os et de cendre. L’alchimie des formes et des couleurs s‘opère, siècle après siècle, et se matérialise par le cheminement du mélange des éléments vitaux dans une anatomie symbolique et créatrice incluant tous les êtres de la création. Les fleurs en sont l’éclats de verre, une pureté prenant racine sur l’humus de nos faiblesses ; vanité des vanités, l’équilibre des forces au crépuscule de sa renaissance ! 

Sandro Botticelli, Le Printemps, vers 1480 – Florence, musée des Offices.

Dès lors, nous préférons parler de langage allégorique de fleurs, et dans la peinture, l’inspiration commence dans le jardin d’Éden, dans la Bible, beaucoup de jardins se succèdent et les artistes ont profité de ce lieu particulier pour exprimer une forme de nostalgie. « Marie fut une rose blanche par la virginité, rouge par la charité : blanche quant au corps, rouge quant à l’âme ; blanche par la pratique de la vertu, rouge par son triomphe sur les vices ; blanche par la pureté de ses affections, rouge par la mortification de la chair, blanche par l’amour de Dieu, rouge par sa compatissante à l’égard du prochain » – Saint Bernard, Sermon sur la Bienheureuse Vierge Marie. Déjà présent dans les fresques de l’Antiquité ou les enluminures du moyen-âge, les fleurs ont été une source inégalée d’inspiration pour les peintres. L’art floral trouve son apogée et son autonomie dans la peinture du XVIIe siècle. Et si le spectateur d’aujourd’hui retient avant tout de ces tableaux la séduction décorative, la richesse de coloris ou la facture minutieuse, il ne doit pas ignorer que les fleurs qui y sont représentées constituaient, au-delà de leur fonction ornementale, le vecteur de sens multiples : les fleurs représentaient un moyen d’exprimer la nature, la beauté, la perfection, la spiritualité, l’éphémère aussi… Toutefois, il ne faut surtout pas oublier que la signification des fleurs change au fil des siècles et que ce langage est très complexe.

Lawrence Alma-Tadema, Pivoines Japonaises, XIXe siècle et John William Waterhouse, L’âme de la rose, 1908.

« “La fleur voit” : c’est en ces termes qu’Odilon Redon liait d’emblée l’histoire florale de la peinture à celle du regard. Comme si le motif des fleurs dans sa variété historique – des natures mortes et des Vanités du XVIIe siècle, aux fleurs de Manet (1), Monet, Van Gogh, Matisse, O’Keeffe, Warhol ou Richter – redoublait celui d’un œil réflexif et attentif, ouvert sur le monde. Un œil polysémique, conformément à l’étymologie. » (2)

Les peintres et les fleurs, un échange symbiotique et symbolique

Je suis en train de suivre la nature sans être capable de la saisir, je dois peut-être aux fleurs d’être devenu un peintre.  
Claude Monet.

Les peintres classiques se servaient souvent des fleurs pour illustrer des thèmes importants du Christianisme, comme la Résurrection ou le Paradis. Plus que dans les différentes filiations esthétiques, c’est dans les sphères d’influence religieuse, philosophique ou littéraire qu’il convient de rechercher la signification multiforme de ces tableaux. Ainsi la tradition chrétienne, la vision protestante du monde, comme les sources mythologiques de l’Antiquité ou la science botanique naissante, se combinent à des degrés divers à la fonction décorative, se juxtaposent ou se fondent, pour charger les fleurs d’une infinité de significations et de symboles (3). Les fleurs représentaient aussi l’amour et l’espoir, et parfois elles étaient utilisées pour souligner le passage du temps ou le cycle de la vie, au service d’un motif afin de restituer une réalité botanique ou encore exprimer un sentiment, transfigurer le rêve, à la poésie pour Les symbolistes, puis vers l’abstraction… La symbolique des fleurs dans les tableaux nous interroge sans cesse sur la place de notre humanité dans ce monde. Et, ce faisant, elle renoue avec une tradition qu’on aurait pu croire disparue, celle d’une philosophie de la nature joignant à la considération du kosmos celle de la phusis. Un médiateur du souffle de la création , une extension de la raison qui se comprend ainsi comme fluidité…

Édouard Manet, Fleurs dans un vase de cristal, vers 1882 et Théodore Chassériau, Portrait de Mlle de Cabarus, 1848.

Les artistes classiques ont utilisé la représentation de fleurs pour suggérer l’idée de fragilité et de beauté, sublimé par une palette infinie de couleurs, de textures et de coups de pinceau pour exprimer leurs pensées et leurs émotions. Ces touches subtiles viennent souvent, renforcer l’interprétation symbolique du tableau. Ils étaient également particulièrement intéressés par l’utilisation des fleurs pour illustrer des scènes qui représentaient des idées non humaines ou auxquelles les hommes ne pouvaient pas parvenir. Les fleurs étaient vues comme des symboles de la toute-puissante nature et de ses mystères. Fleur d’entre les fleurs depuis l’Antiquité, la rose, aimée pour sa beauté et son parfum, c’est la métaphore classique de la jeunesse et de la grâce féminine. 

Nous marchons en ce monde sur le toit de l’enfer en regardant les fleurs.   
Kobayashi Issa.

Que de secrets renferme une fleur ?

Odile Redon, Bouquet de fleurs, vers 1900-1905 et Odile Redon, Madame Arthur Fontaine, 1901.

La peinture est à fleur de toile, la vie n’est qu’à fleur de peau.   
Eugène Fromentin.

Tel l’esprit humain, la fleur possède un langage, autant éphémère, transitoire que renaissant… comme si la fleur, dans une relation « d’intimité » avec l’apparence éblouissante, nourrissait l’expression la plus sincère avec l’existence. Le peintre ne peut qu’aimer cette exubérance discrète, inventivité de forme et de couleurs. Les fleurs, tout comme l’artiste, même si l’origine de leurs créations vient de l’intérieur, leur état de grâce est entièrement tourné vers l’extérieur et s’offre au regard de celui qui sait sentir l’ondulation de l’intention créatrice. L’humain ne peut qu’aimer cette exubérance discrète. N’est-ce pas la raison première pour laquelle il aime à mettre des fleurs partout, comme une exhalaison de sa propre existence ? Penser les fleurs, les plantes, c’est tenter de se penser soi-même, telle une cosmogonie en action, la genèse constante du mouvement des étoiles : « Le monde n’est pas un espace défini par l’ordre des causes, mais plutôt par le climat des influences, la météorologie des atmosphères » (4)… 

Georgia O’Keeffe, Volubilis bleus, 1935 et Iris mauves, 1952.

Ce que nous appelons le monde désigne un mélange où tout s’entrecroise et communique avec tout. Mais le pouvoir se décline aussi parce qu’elles nous racontent des histoires : « Une rose qui est la peinture même, des coups de pinceau fulgurants, écrasant la couleur de la toile, et le geste de l’artiste pointant la force du détail qui éclaire le tableau. Cette rose, elle nous parle du destin d’une femme, de sa beauté, de son amour plus fort que la mort, de l’histoire de la France et aussi de l’histoire du musée. Elle est là, pourpre et blanc comme un point de mire au centre de cette énorme galerie, à hauteur de vue, comme un œil ensanglanté elle nous regarde et toute la peinture à travers elle. (…) Symbole de passion et de pouvoir, d’érudition et de sensualité, cette rose est la rose du mystère, c’est la fleur du Louvre. » (5)

Les fleurs, d’Anne Sefrioui, Éditions Hazan, Collection L’essentiel (6) contient : d’une part, un livre en accordéon qui déploie près d’une cinquantaine d’œuvres dont les gros plans magnifient la puissance picturale et permettent de percevoir toute la grâce, la richesse des couleurs et des formes des fleurs ; d’autre part, d’un livret explicatif comprenant une introduction générale et des commentaires détaillés sur chaque œuvre. 

« Dans ces régions nocturnes, et avec les vents de dispersion qui y soufflent, les rencontres sont presque impossibles. On se rêve. Jamais probablement cette femme ne verra cet homme. Est-il jeune ? est-il vieux ? est-il beau ? est-il laid ? Elle n’en sait rien. Elle l’ignore. Elle l’adore. Et c’est parce qu’elle ne le connaît pas qu’elle l’aime. L’idolâtrie naît du mystère. Cette femme flottante veut un lien. Cette éperdue a besoin d’un devoir. Le gouffre, parmi son écume, lui en jette un ; elle l’accepte. Elle s’y dévoue. Ce mystérieux bandit changé en héliotrope ou en iris devient pour elle une religion. Elle l’épouse devant la nuit. Elle a pour lui mille petits soins de femme ; pauvre pour elle-même, elle est riche pour lui ; elle comble ce fumier de délicatesses. Elle lui est fidèle de toute la fidélité qu’elle peut encore avoir. La corruption dégage l’incorruptible. Jamais cette femme ne manque à cet amour. Amour immatériel, pur, éthéré, subtil comme l’haleine du printemps, solide comme l’airain.

Une fleur a fait tout cela. Quel puits que le cœur humain, et quel vertige que d’y regarder ! Voici le cloaque. À quoi songe-t-il ? au parfum. Une prostituée aime un voleur à travers un lys. Quel plongeur de la pensée humaine arrivera au fond de ceci ? qui approfondira cet immense besoin de fleurs qui naît de la boue ? (7) » -Les fleurs, Victor Hugo, Proses philosophiques (1860-1865).


(1) L’œuvre ultime de Manet, Les fleurs : https://www.canalacademies.com/emissions/carrefour-des-arts/loeuvre-ultime-de-manet-les-fleurs
(2) Christine Buci-Glucksmann, Steve Dawson, Histoire florale de la peinture, Ed Galilée, Écritures/Figures, 2002. http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2752
(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Symbolisme_des_fleurs
(4) La vie des plantes, une métaphysique du mélange, Emanuèle Coccia, Ed Rivage Payot : https://www.payot-rivages.fr/rivages/livre/la-vie-des-plantes-9782743638009
(5) L’Herbier merveilleux. Notes sur le sens caché des fleurs du Louvre, Jean-Michel Othoniel, Actes Sud – Beaux-Arts, hors collection. https://www.actes-sud.fr/catalogue/arts/lherbier-merveilleux-notes-sur-le-sens-cache-des-fleurs-du-louvre
(6) Les fleurs, d’Anne Sefrioui, Ed Hazan : https://www.editions-hazan.fr/livre/fleurs-coffret-lessentiel-9782754113069/
(7) Les fleurs, Victor Hugo, Proses philosophiques : https://fr.wikisource.org/wiki/Proses_philosophiques/Les_Fleurs

Texte de Marc Michiels