Peindre avec la lumière est ce que tente pour la première fois le photographe Marc Michiels avec sa série des Abstractions Mélancoliques (2000-02). Il photographie des formes qu’il a découpées dans du papier coloré et fixées au mur de son appartement. Pour ces prises de vue, des films transparents colorés rouge, bleu et vert sont placés devant les projecteurs et l’œil de l’appareil photographique (1). Attentif à l’interaction colorée de ces gélatines, il découvre le jeu de transformation, infiniment labile, que la lumière permet sur ces formes, cibles prétextes pour cette expérience optique. Lorsqu’on l’interroge sur l’origine de cette démarche, le photographe évoque sa fascination pour des peintres comme Kupka ou Kandinsky dont les œuvres se caractérisent par un prima de la couleur sur la forme. Une autre source d’inspiration chez cet ancien habitant de la butte Montmartre : les vitraux du Sacré Cœur et leur image révélée par la lumière qui les traverse.
Voir d’un œil, sentir de l’autre.
Dans le sillage de cette posture revendiquée par le peintre, Marc Michiels réalise sa série des Tableaux photographiques (2003-04). L’objet photographié n’est plus un prétexte, comme dans la série précédente. En prenant pour sujet des tableaux du Louvre, d’Orsay et du musée Maurice Denis, le photographe s’engage significativement dans une démarche esthétique de réappropriation. Rentrer dans la toile, aller au-delà de la figure peinte pour en saisir les vibrations sont les desseins qu’il poursuit en sondant la surface de l’œuvre avec son objectif, prolongement de l’œil. L’Olympia de Manet, Le Bain Turc d’Ingres ou Gabrielle d’Estrée, peinte par l’École de Fontainebleau, sont parmi les tableaux qu’il saisit dans ses gélatines chaudes et froides, guidé par la sensation épidermique, c’est-à-dire première et difficilement explicable, qu’il éprouve à leur vue. Le mystère d’un visage peint, l’intensité d’un regard tourné vers le spectateur ressortent dans des halos lumineux, comme autant de points de contact qui interpellent le photographe et le font entrer dans le tableau. L’iconographie des peintures est perturbée par les prises de vues qui visent essentiellement ce moment de rencontre avec l’œuvre.
Sensible à l’idée de lumière comme source de connaissance et de révélation épiphanique, Marc Michiels s’intéresse à ces écrins de savoir et d’éblouissement esthétique que sont les musées (Stéréoscopique, 2004-05). Il revisite également des lieux chargés de spiritualité comme les stèles mémorielles du musée du judaïsme, les temples et jardins, lors de son dernier voyage au Japon (Catharsis, 2010). Nimbant ces lieux de couleurs chaudes ou glaciales, fractionnant leur espace en contrastes violents, il compose une partition colorée évocatrice du caractère spirituel de ces lieux de mémoire et de transmission. Mais comme pour les tableaux, les lieux disparaissent parfois dans la lumière colorée et la vision qui se construit cède le pas à l’éblouissement. Marc Michiels exploite l’ambivalence de la lumière qui, si elle donne corps aux objets, a aussi le pouvoir de les dissoudre et de nous aveugler.
La façon qu’a Marc Michiels de substituer sa vision à une approche immédiatement reconnaissable de l’objet rapproche la structure de ses images, construites par strates et recouvrements, de celle des palimpsestes (2). Avec la série Corps et Corpuscules (2005), le photographe radicalise la reconstruction d’une œuvre déjà existante. Il resserre son objectif sur des détails de corps peints : torses et jambes dénudés extraits du Radeau de la Méduse ou de La Déposition du Christ, nu féminin voluptueux emprunté à l’enlèvement de Psyché, ou au tableau de Bethsabée peint par Rembrandt…
Une fois la pellicule achevée, il la rembobine intégralement et re-photographie sur le film impressionné en plaçant des gélatines colorées devant son objectif. L’accumulation des différentes prises de vues et la superposition des strates compose de nouvelles images qui ne se découvrent qu’au moment du tirage. Guidé par ce que cette distanciation révèle des corps peints, il découpe les planches contact et les remonte en un jeu d’inversion symétrique, à la façon des tests de Rorschach. Ainsi démultipliés, les corps fractionnent la surface en une trame kaléidoscopique obsédante. Des formes d’yeux et de vulves, des têtes de diables et des masques mortuaires apparaissent aux commissures des corps fragmentés, dédoublés, nimbés de couleurs chaudes. Ces images subliminales provoquées par la manipulation des négatifs ajoutent un espace intercalaire de vision fantasmatique où l’imaginaire est largement convoqué. Les tableaux choisis deviennent le point de départ d’une dérive hypnotique à travers des fragments de corps librement associés…
Cette approche différée, ou intercalaire, de la réalité perçue conduit le photographe à provoquer d’autres formes d’ « images trouvées » en utilisant pour ses prises de vue, des « négatifs sensitifs (3) » qu’il place à l’intérieur de son objectif. La superposition heureuse des couleurs du négatif à la scène photographiée repose sur un travail partiellement contrôlé – les négatifs ayant été peints en fonction du sujet photographié – qui introduit dans la fabrication des images les notions de hasard et de chance. Cette composante aveugle explique sans doute le titre de la première série ainsi réalisée, Dépossession (2007-08). En prenant pour sujet le tatoueur Yasuda-san au travail, dans son atelier de Tokyo, Marc Michiels décline ses thèmes de prédilection : attrait pour la peinture, inscription d’une forme sur un corps déjà-là, relation d’un élément de surface, épidermique et apparent, à une signification d’ordre symbolique ou spirituelle cachée.
L’aspect liquide de ces photographies, provoqué par l’emploi de négatifs sensitifs, les rapproche aussi de la peinture. Un effet que tentait déjà d’atteindre Marc Michiels en dissolvant les contours de ses sujets (tableaux, architectures) dans des flaques de lumières colorées par les gélatines. Cette posture intermédiaire, ni vraiment photographique, ni vraiment picturale, fait l’objet de la série intitulée Oe (2006/10). Dans cette dernière, les négatifs sensitifs ont été scannés et tirés sur papier photo. L’espace intermédiaire, destiné à filtrer la réalité extérieure, devient un sujet à part entière, un « Lieu ». Le regard du spectateur est retenu dans une nébuleuse de couleurs vives où tout indice d’une réalité extérieure a disparu. Sa transposition abstraite apparaît sous la forme d’un « négatif pictural ». Par le titre «Oe », le photographe a souhaité évoquer le lien œdipien que ses images entretiennent avec la peinture. Devant ces bulles colorées évoquant des cellules biologiques, on peut aussi songer, par analogie, à l’ « O2 », molécule indispensable à la respiration des corps. Revenant à la matrice de ses images, Marc Michiels ne met-il pas aussi en exergue cette forme de respiration mentale qu’est le repli sur soi, condition sine qua non de toute création ? Dans la série intitulée Hana gumo (2009) où le photographe revient sur sa fascination pour le caractère liquide de la peinture, les images ont été réalisées d’après les Nymphéas de Monet, exposé au musée de l’Orangerie. Le peintre y confrontait les contours, terrestres et fermes des fleurs à ceux, mouvants et dissolus, des reflets dans l’eau. Différents états de la matière, et conjointement de sa perception, que Marc Michiels évoque par une technique photographique hétérogène.
1- Système similaire au RVB, synthèse additive des couleurs primaires utilisée en imprimerie.
2- Ainsi que le remarquait Alexandre Wong dans la préface du livre d’art : Abstractions mélancoliques (Ed.Tanguy Garric 2000).
3- Il s’agit de petites images construites sur des papiers transparents à l’aide de gélatines colorés découpés, de touches de peinture, de bulles d’air. Ces dernières sont placées entre le rideau de l’appareil et le film négatif, entre la surface sensible et le monde extérieur…
Texte : Marguerite Pilven.