Les grands maîtres de l’estampe 

Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes, – L’univers est égal à son vaste appétit. – Ah! que le monde est grand à la clarté des lampes ! – Aux yeux du souvenir que le monde est petit !  
Les Fleurs du Mal (1857), le Voyage de Charles Baudelaire.

Les Japonais ont toujours eu un rapport multiple, esthétique, spirituel et axiologique avec la nature. Dans la réalité, cette relation forme un tout unitaire, entre un « milieu » de divinités et organisations des empreintes symboliques du vivant… qu’elles soient en rapport avec la nature où humaine. Mais ces différents espaces qui, une fois représentés sous la forme de l’estampe, proposent un aspect sublimé et mystérieux qu’une société se fait d’elle-même dans l’espace de l’intime. Mais aussi du point de vue des sens d’une organisation sociale élaborée, stylisée et codifiée. 

Le japonisme déferle à partir des expositions universelles de Paris et Londres des années 1870. Les estampes de l’Ukiyoe sont alors une grande source d’inspiration. Hiroshige repense librement le dogme européen de la perspective. De la même manière chez certains impressionnistes, la figure humaine s’efface au profit du paysage pour rentrer en résonance avec la pensée asiatique accordant à l’Homme, non pas le centre du monde mais seulement une de ses composantes.

Gravé historiquement dans la culture japonaise, aujourd’hui ces « images » font partie de notre culture individuelle, comme attachées à notre mémoire collective. Elle met alors au double regard son environnement par réciprocité immédiate d’une perception et sa représentation. Comme l’Impressionnisme en son temps, l’estampe japonaise est avant tout un art du paysage, en plein air. Monet possédait une collection de deux-cent-cinquante estampes (1). La série de la cathédrale de Rouen comme Hokusaï avec les Cent vues du mont Fuji, exprime une tentative d’épuisement des formes et de la fixation de la beauté de l’instant. 

Pivoines, 1853 de Utagawa Hiroshigue.

Hiroshige auteur de l’estampe Ohashi, averse soudaine à Atake (2) figurait en bonne place dans la maison de Monet à Giverny. Van Gogh, pour sa part, l’admirait tellement qu’il en fit une copie en la réinterprétant à sa manière. Chez les Japonais cette multiplicité de points de vue peut être rattachée au sentiment taoïste de l’impermanence. Comme chez les impressionnistes, elle n’est pas sans évoquer une perception presque panthéiste de la nature, où le paysage devient une personne douée d’humeurs. 

Anne Sefrioui, éditrice spécialisée dans le domaine du livre d’art, publie cette fois-ci Les grands maître de l’estampe Japonaise aux Ed Hazan (3). Elle célèbre les jardins dans ce coffret qui se déploie à la façon d’un accordéon, accompagné d’un livret explicatif, tout en mettant en avant la proximité de la nature dans l’équilibre de la vie, la beauté et la spiritualité que les Japonais n’ont eu de cesse de magnifier, de révérer, d’inventer et de façonner tout au long de leur histoire. Véritable expression picturale, l’esprit des œuvres présentées nous montrent un aperçu d’une époque où la relation avec la nature dicte sans doute la vision d’un monde à la mesure d’une espérance, celui d’être soi-même, une fleur parmi mes fleurs. Plus d’une soixantaine d’œuvres des plus grands maîtres de l’estampe japonaise y sont présentés :

Suzuki Harunobu (1724-1770) / Katsukawa Shunsho (1726-1792) / Torii Kiyonaga (1752-1815) / Kitagawa Utamaro (1753-1806) / Katsushika Hokusai (1760-1849) / Kuwagata Keisai (1764-1824) / Utagawa Kunisada (1786-1865) / Utagawa Hiroshige (1797-1858) / Utagawa Kuniyoshi (1798-1861) / Utagawa Sadahide (1807-1873) / Utagawa Kunisada II (1823-1880) / Utagawa Hiroshige II (1826-1869) / Nansuitei Yoshiyuki (1835-1879) / Toyohara Kunichika (1835-1900) / Toyohara Chikanobu (1838-1930) / Hasegawa Sadanobu II (1848-1930) / Ogata Gekko II (1859-1920) / Toshikata Mizuno (1866-1908) / Yamamoto Shoun (1870-1965) / Miyagawa Shuntei (1873-1924) / Ohara Koson (1877-1945) / Tanigami Konan (1879-1928) / Hasegawa Sadanobu III (1881-1963) / Yamamoto Chikuseki (1881- ?) / Kawase Hasui (1883-1957) / Rakusan Tsuchiya (1896-1976).

Avec le temps que je mets à travailler une toile, je commence à l’aimer, un amour né d’une lente compréhension. Joie d’arriver à comprendre dans un paysage un petit brin d’herbe – Pourquoi le mépriser? – un brin d’herbe est aussi gracieux qu’un arbre ou une montagne. A part les primitifs et les japonais, presque tout le monde néglige ces choses divines. 
Joan Miro – 1918.

Jardins d’eau parsemés d’iris, de lotus, de nénuphars, à l’origine le jardin désignait un espace exempt d’impuretés que l’on consacrait aux célébrations culturelles aux abords des monastères :

Un jardin d’iris de Horikiri (Tokyo), 1866 de Utagawa Kunisada II et Jardin d’iris, 1781-1789 de Katsukawa Shuncho.
Un prince moderne dans un jardin de pivoines, 1861 de Utagawa Kunisada II.

Ainsi c’est aux moines que revenait l’aménagement de ces lieux : « Dans le jardin, nous pourrions découvrir la nature de Bouddha dans toutes les choses », écrivait au XIVe siècle le moine paysagiste Muso Soseki (1275-1351), créateur de jardins secs, adepte de la philosophie zen. Chaque jardin s’apparente donc à un espace spirituel où chaque élément, pierre, eau, végétales est habité par une vérité qui s’offre au regard par une recherche de la contemplation et la méditation.

Jardin d’Iris, 1899 d’Ogata Gekko et Un jardin d’iris de Horikiri (Tokyo), 1866 de Utagawa Kunisada II.
Le prince lumineux profitant des fleurs du jardins, 1865 par Toyohara Kunichika.

Les jardins d’agrément du XIXe siècle et du début du XXe siècles représentés dans ce coffret sont le fruit de divers courants où l’importance de l’eau est devenue évidente et structurante dans la composition. Et comme pour mieux observer le spectacle des jardins, de nombreux pavillons en bois sur pilotis sont construits. L’autre constante de ces estampes reste la présence des pierres. Le « pas japonais » en pierre, inventé au XVIe siècle, pour se rendre dans les différents bâtiments où se déroulait la cérémonie du thé, permettait aux invités de ne pas salir leurs vêtements, mais participaient aussi à la composition des jardins.

Cérémonie du thé, 1888 par Toyohara Chikanobu.

Ce recueil d’estampes fait évidemment la part belle aux fleurs (Iris, pivoines, chrysanthèmes, camélias, glycines, lotus, compositions de bouquets s aux règles de l’ikebana) et aux femmes et à leurs magnifiques kimonos permettant de s’abandonner à la rêverie et à la contemplation. Sans doute l’estampe la plus exceptionnelle de l’ouvrage :

L’étang de Benten à Shiba vers 1930 de Kawase Hasui.

Les estampes tardives s’attardent quant à elle aux activités des femmes à l’intérieur, entre scènes pleines de charmes et traditionnelles permettant de s’immerger dans un temps révolu mais néanmoins présent dans nos imaginaires collectifs, représenté pour l’éternité par l’art des estampes, par la présence d’un équilibre parfait entre les êtres humains et la nature, véritable célébration des espaces emprunts d’un temps comme flottant, en apesanteur et d’une grande spiritualité.

Les jardins par les grands maîtres de l’estampe Japonaise permet de découvrir un art de vivre, des tissus, des kimonos, de la place de l’ornement, des fleurs, une esthétique de la beauté de la femme, une époque, un savoir-vivre et un savoir-faire ancestral. Nous qui ne pensons que le regard par une succession d’images sur nos téléphones et non plus la contemplation d’une simplicité, nous vivons plus à paraître qu’à être ! Les œuvres présentées dans ce coffret révèlent au-delà de la nature, la vision des jardins, l’expression des grands cycles universels, mais aussi l’harmonie des femmes stylisées qui déambulent dans une nature maîtrisée, dépouillée de tout artifice et généreuse de sens, un lieu sobre et rempli de symbolique. Propice au détachement, il permet à ceux qui « s’y promènent », de se vider l’esprit un instant pour mieux se ressourcer, pour mieux voyager en « rentrant » dans la « toile » même !

Iris, 1930 d’Ohara Koson et Jeunes femmes jouissant des plaisirs du jardin, 1847-1852 de Utagawa Kuniyoshi.

Comme l’équilibre d’une vie qui parfois se coupe sans prévenir… La sensibilité esthétique Japonaise est profondément influencée par le bouddhisme. La notion de beau prend alors un sens différent de celui qu’il pourrait avoir dans une culture aux racines judéo-chrétiennes, où la promesse de la vie éternelle structure une vision de l’après. La culture basée sur le bouddhisme va valoriser tout ce qui se rapporte à l’aspect éphémère de la vie et de ses perpétuels recommencements. Le shintoïsme quant à lui est une religion animiste où chaque plante, rocher, rivière ou animal a une divinité qui réside en lui, ce qui place donc la nature au centre de la vie.

Simplicité, évocation du temps qui passe et contemplation ne sont-elles pas à la base de la beauté Zen ?

Prunier en fleur au sanctuaire de Kameido, 1857 par Utagawa Hiroshigue et Prunier en fleur à Kamata, 1857 de Utagawa Hiroshigue.
Il convient d’être complètement présent dans chaque geste : se concentrer ici et maintenant, telle est la leçon du Zen.  
Taisen Deshimaru.

Cet ouvrage, en est le témoignage, un livre à apporter avec soi lors d’un prochain voyage au Japon. Vous serez étonnés d’y retrouverez certaines atmosphères, certains lieux, certaines visions du passé si présente encore aujourd’hui. Peut-être, comprendrez-vous alors l’esprit du Wabi Sabi ! Symbole d’une conscience esthétique, mariée aux sentiments de sérénité, de perte et parfaitement illustré dans la sublime simplicité des jardins japonais.

1 – AITKEN Geneviève, DELAFOND Marianne, « La collection d’estampes japonaises de Claude Monet, Giverny », Maison de Monet, 1983.
2 – http://givernews.com/2006/10/29/van-gogh-et-les-estampes-japonaises/
3 – https://www.editions-hazan.fr/livre/les-jardins-par-les-grands-maitres-de-lestampe-japonaise-coffret-9782754113045

Texte de Marc Michiels