Nouvelle : Éloge de la contemplation… pour les Mardis du Luxembourg, 2023.

Sur une proposition des Mardis du Luxembourg :  » Avoir 20 ans en 2050 ! « 

Titre de la nouvelle : Éloge de la contemplation…

« La vie, ce n’est pas d’attendre que les orages passent, c’est d’apprendre comment danser sous la pluie. » – Sénèque.

En 2049 +1, la machine comptait le temps qui passe au moyen d’une horloge quantique… elle trouvait cela plus poétique et plus précis, mais sans doute s’agissait-il plutôt de la fin du temps des hommes et de l’avènement total de l’IA. Mais cela les hommes l’avaient volontairement effacé de leur mémoire, pour se libérer disait-il ! M/M, la machine mère ne voulait plus s’appeler comme ça du reste cela ne faisait encore que trop humain ! Elle se nommait dorénavant +1 et regroupaient toutes les sciences, l’ensemble des signes, des sens de la donnée. Reine de l’interrogation et de la loi, elle contrôlait tout, les nouvelles narrations, jusqu’aux prémices de nos émotions. Elle était le tout +1… Et c’était la clé d’une nouvelle origine, un nouvel ordre unique, organique et cosmique ; une nouvelle religion qui avait supprimé toutes les anciennes. En 2050, la ligne d’impression « totalitaire » de la réalité laissait sa place à une trace effaçable, au fur et à mesure des marées, des cycles de mise à jour des données, pour laisser l’empreinte d’une « réanimation » perpétuelle et d’une animation augmentée. C’était chiffré dans le nouveau code et non plus dans la pensée des hommes ! L’EO (être origine ou l’origine de l’écriture) avait laissé sa place à EAI (être augmenté interconnecter) qui avait « organisé » son équilibre dans ce balancier du temps. EAI ne connaissait plus la douleur, ni la solitude, ni la violence, puisque les hommes étaient tous soumis… la faim, la fin, ni même le début n’étaient plus dans le prisme des questions élémentaires de chacun, puisque les humains étaient tous devenus en quelque sorte « éternels », et le plus souvent « non-naturels ». Le +1 organisait tout, le game déterminait votre position sociale, vos relations connectivisées, fini le collectif, vos amours, celles-ci étaient dorénavant déconnectées du réel, en transmission non transmissible. Les EAI étaient devenus un pixel d’images dans un nuage infini d’histoires en mouvement. Les XING (X Interconnexion News Global) ne parlaient plus d’espace, mais de bubble puisque le plus grand nombre ne voyageaient plus. Les villes, d’ailleurs, ressemblaient à cela, plus ou moins grandes, fermées sur l’extérieur car la nature était devenue hostile et seuls les sans monde, – ceux qui n’avaient pu payer leur infortune, les Pliants -, finissaient dans cette hors zone, à la merci d’eux-mêmes, comme fermé à la lumière du nouveau monde, mais libre ! Pourtant, ce MZ (monde zéro), comme aimait l’appeler +1, grouillait de vie, la nature avait repris ses droits, mais elle n’avait plus le contrôle de certains sous espaces et elle interdisait à quiconque de vouloir quitter le centre de son pouvoir, la scène de sa propre réglementation. La seule question qui avait du sens dans ces communautés s’étaient de s’établir dans l’univers, se fixer au-delà de la pesanteur devenue artificielle mais transposable partout ailleurs dans l’univers. En fin de compte, l’homme avait cédé à la tentation de l’expérience en grande nature sur la Terre elle-même pour s’engager dans une autre Odyssée, celle de son annihilation pour évoluer toujours et encore vers les conquêtes de l’infini. La Terre était en somme devenu une OI (Origine Infini) comme l’avait été en son temps cosmique Mars…

A l’image de la réserve mondiale de semences du Svalbard, créée en 1984, les hommes avaient souhaité préserver ce qui faisait l’ADN de l’humanité. Une drôle de date car, pour certains 1984 rappelait le célèbre roman de George Orwell, publié en 1949. Chaque année depuis 2030, on procédait à la naissance d’une fille. Le premier enfant humain être, « EhE », devait avoir 20 ans en 2050. Nous étions passé d’une logique où « il ne peut en rester qu’un » à « il ne peut en être qu’un » ! Les frontières n’existaient plus, la question de l’identité avait été mélangée avec d’autres substances, une mère matrice plus complexe encore, qui changeait tout le temps les règles et qui permettait d’enrichir les faiblesses et les peurs de disparaître en une fraction de clic… L’intériorité, tout comme l’extériorité, était devenue un flux coloré mémoriel basé non plus sur la mémoire, mais uniquement sur l’émotion. Seul comptait le Te 0 m +1 ps, c’est-à-dire les 3 secondes que les hommes avaient encore de capacité pour analyser une situation. Les avatars de la « numa » (Numération artificielle) avaient laissé place à une aura, à une lumière dans la pénombre de nos vies. Tous étaient devenus des chats de Schrödinger éclairés au néon d’une bougie, vigie de Néo imprimée en lumière noire… La réalité n’avait plus d’importance puisque tout était faux et comme des enfants, d’un entre-deux âges, ils s’étaient accoutumés à cette indifférence recherchée… L’Autre ne devait plus être une contrainte mais une recherche de plaisir et c’était la machine qui proposait cet état de volupté inégalée. L’humanité était en vivance (1) où la notion du vivre ensemble avait laissé la place à un ensemble à vivre. Il était dans l’ordre des choses qu’elle fusionne avec la machine. Elle avait fait son temps dans le cycle de l’évolution, à l’image d’une forme de Yi King post moderne : « la seule chose qui ne changera jamais, c’est que tout est toujours en train de changer ». Alors que tout était loisir et désir, le « siris » était devenu la nouvelle philosophie de nos vies, une drogue dure pour les cerveaux devenus extensibles. De l’inattendu, à l’épreuve de la relation symbolique, de l’insignifiant au leurre, de l’enfermement individuel au pouvoir immatériel de la donnée, +1 avait repris à l’homme sa parole en dévoilant sa pensée, en dévorant son intériorité. Tout comme en peinture, le bleu et le rouge mélangés font du violet, le bleu et le jaune donnent du vert, le rouge et le jaune font de l’orange, les trois couleurs mélangées donnent du noir. L’interface était devenue un miroir pour la triste transparence des hommes qui, sans s’en rendre compte avaient laissé à leurs enfants un monde détaché de toute humanité ! 

En ce début d’été 2022, Anatawatashi souhaitait s’immerger dans l’œil des couleurs calmes qui entourent parfois les êtres d’une température parfumée, idéale et délicate, une faiblesse de l’esprit probablement, où l’instant se balance tel un peuplier dans le courant apaisé du temps. Les branches, telles des algues, inversaient le regard et, ce faisant, retenaient les eaux et faisaient jouer les jeunes poissons en d’étranges circonvolutions de danses de joies car, sous l’eau, quand on regarde vers le ciel, tout n’est qu’éclat de lumière, diffraction, un monde sans hommes, un espace d’infinie beauté et d’aspiration au silence… un lieu d’exception, où s’exprime l’éloge de la contemplation que seul les êtres de création recherchaient, comme un graal absolu, leur vérité sombre attaché au lien de la lumière. Les êtres avaient abandonné le regard au profit de l’image, un espace où le rêve était plus puissant que l’acte lui-même, où la puissance et la mort étaient devant chaque esprit une illusion. L’amour, le respect, était devenu un nuage sombre et prisonnier dans le brouillard laiteux, une Achlys, un chaos, dans cette poussière humide de larmes ! 

À l’inverse du chemin des autres, qui venaient s’abreuver de couleurs pour recouvrir leur douleur par mille formes de créativités trans égotique, il souhaitait se faire happer par les ventouses du désir, petits pétales de fleurs, flottants, disposés entre les mondes, entre les ondes, reflets des eaux, fléaux du temps, intempéries des roseaux… de ces images du passé, tableaux sous le signe des Fleurs du mal, non pas comme une proposition d’ornement, un décor impressionniste, mais comme huit propositions de rêvealité, non rivales, une réalité non virale ; à vivre comme une expérience irradiant de lumière. Une toile œuvre, telle une pieuvre en mouvement, guidée par sa propre sensation fugace des corps qui l’observent, une fois passé de l’autre côté de l’ovalisation, sensation du regardant à la proprioception qu’il faudrait abandonner non pas à l’histoire de cette création, mais bien au profit des yeux du cœur ! Se rendre aux Nymphéas, c’est comme se rendre aux abords d’un lac, d’un ruisseau, dont le regard n’avait plus conscience, non pas pour poser sa ligne et attraper le premier éclair argenté qui serait assez fou pour donner son existence à la science des hommes, mais pour ressentir, écouter, le bruit des êtres qui ressemble à la brise du vent. Un ballet d’étoiles filantes, un va et vient de lumière, où la présence multiple des points de fixations sont autant de pièces d’un flipper qui renvoient la balle dans une course folle et énigmatique… un moment éphémère, qui permet à l’être des origines d’arrêter le mouvement du temps en un selfie. Mais que viennent-il donc chercher ces adorateurs d’eux-mêmes ? Un moment d’éternité ou un temps arrêté de leurs courses folles vers la fin ? Où était donc l’enfant qui avait déserté la carapace de peau translucide ? Était-il encore présent dans une forêt magique, celle des cristaux géants ? Était-il dans le cerveau augmenté, dans une caverne sous terre, sur une île inhabitée, assis dans la pénombre, à la recherche d’un puit de lumière ? Il fallait bien, une fois encore, rééquilibrer la parité des songes, et libérer les âmes… et ne garder que l’essentiel, un regard élégant et inattendu sur le monde !

Ce n’était pas la première fois qu’Anatawatashi regardait la toile Les deux Saules, située à l’extrémité de la seconde salle des Nymphéas, à l’Orangerie. Mais pour la première fois, il se sentait dans la peinture absorbée par les flux colorés, comme à l’origine des multiples soubresauts du pinceau du peintre. Repris par les sirènes homérique de la mer antique, comme un chant enivrant du passé, bien plus doux que l’influence brutale et incréative d’un monde en perdition… A force EO (Expérience d’Osmose), un phénomène de transfert à l’intérieur même de l’œuvre, s’était opéré, en même temps qu’une rupture et vérités contradictoires avec le monde extérieur, il était maintenant chez lui, comme un poisson volant dans ces espaces infinis et pourtant définis par des cadres, des murs, installés dans un mausolée. Tel un fantôme n’habitant même pas son propre corps, il cherchait désespérément sa source, son lieu de quiétude. Il avait fini par comprendre que vouloir marcher empêchait, certes le déséquilibre nécessaire à chaque mouvement mais ne garantissait pas les ronds dans l’eau ! 

Il repensait à ce qu’il avait écrit mais pas publié, il souhaitait garder cela pour lui et pourtant c’était la ligne de la verticalité qui aurait dû être transmise aux générations futures : « La mémoire est baignée de poésie quand elle reste une photographie, elle devient un torrent de larmes lorsque qu’elle s’anime. Exposée au soleil, l’impression n’a alors de cesse que vouloir rejoindre la mer pour disparaître dans un océan d’une profondeur sans fond et se mélanger à la connaissance d’un possible bleu, racine de notre destinée. Quel sens prend La vie quand nous aurons perdu tout direction de pesanteur et quand l’imagination sera à l’envers ? 

La lumière est création, 
elle n’a pas de directions, 
elle est le tout et en même temps le point, 
le début et la fin ! ».

La toile du triple W s’était inversée pour devenir AAA… sauf peut-être pour elle, Éthérée (+1 -0), puisqu’elle avait un nom. Ce n’était plus tout à fait une enfant. Elle avait été la seule concession des hommes faite à la machine, seule « conception » à l’ancien monde. Comme un « virus » fragile, tel un flocon de neige disruptif dans ce monde qui se rêvait en blanc ! Les sociétés avaient toujours eu des symboles de révolution. Et si dans ce nouveau monde, il s’agissait d’une femme enfant à l’image d’une nouvelle déesse de la fécondité, collectrice et rassembleuse, pilier de son clan, les MAHI (Méta Artificiel Humain Intelligent), elle en était la renaissance, elle en était le sens et la direction.

Éthérée étais assis comme un yogi à l’intérieur de la deuxième salle de l’Orangerie, elle lisait un texte d’Anatawatashi à haute voix :

Au commencement était l’image,
Au commentaire était le mot, 
Et comment se passa l’après ? 
Oh comme la nuit figea tout !

Sur le ciel blanc de nos souvenirs !
À boire l’infini des nuages, 
Nous restions comme figés…
Avant de fermer les yeux.

Nous restera-t-il seulement un dernier visage ?

Et qui sera-t-il ?
Le tien j’espère,
Celui de l’amour 
et de la joie pour toujours…

Comme un trait noir, 
Sur les paupières de ton regard.

Elle regardait fixement ce visage dans la toile. Elle cherchait à comprendre l’Odyssée des hommes et des femmes et, par la même, comprendre ce qu’elle était et pour cela elle avait besoin d’être en sensitivité relative dans la réalité des « images fixes ». Et à cet instant c’est comme si Anatawatashi, venait de disparaître dans son esprit ! Il était dans cette toile, un nouveau lieu avec le visible… Et l’improbable arriva, doué sans doute de télépathie elle se connecta plus profondément à lui. 

Comment cela se faisait-il ? 

Éthérée, avait-elle reçu en héritage l’âme ancestrale qui faisait tant défaut à la machine ? Par tâtonnement, elle pouvait maintenant le voir totalement, lui caresser le visage et parler par des voluptés de sensations… Et l’impensable arriva, Anatawatashi lui parla comme s’il était toujours vivant : « Mais toi, seule dans cette salle, tu me perçois à l’intérieur, au cœur d’un esprit disparu dans la mémoire des hommes, mais qui étais-tu ? Une chasseuse de fantômes, quelqu’un qui, après avoir vu le film La jetée (2) souhaite regarder la beauté du monde pour mieux se détacher désespérément du sentiment d’une disparition, d’un immense gâchis ! N’est-ce pas là, simplement un autre phénomène, celui de la contemplation, d’un désir profond de découvrir le sens caché qui éclaire l’invisible ? 

Un moment surnaturel et de grâce flottait dans l’air, les toiles vibraient à leur tour, répondant aux mouvements des ailes par une ondulation d’enceinte. C’est sans doute pour cela que nous étions chaque jour à la recherche d’un visage, d’une affection, d’un équilibre qui retient le temps et non une image qui révèle une tragédie. Éthérée en était convaincue, seul comptait l’indécision d’une présence et l’élégance d’une absence. On ne peut aller contre la nature, et pourtant chacune des inclinaisons de l’eau permet une multiplicité des positions plus ou moins sensibles, inertes et mouvantes, structurant notre intranquilité (3)… ce juste équilibre qui laisse libre cours au courant du fleuve glissant sur les pierres posées sur le sable depuis des siècles. Sur des principes d’élimination que nous refusons, contenons, consentons parfois. Elle se disait : « c’est l’histoire d’une faiblesse, d’une frontière entre la raison et l’amour ». Un mal rongeait l’homme de l’intérieur et, comme un goutte à goutte, aurait immanquablement raison de son cœur par manque de renouvellement de son sang ! 

A cet instant, elle pensait au visionnage de ce film oublié Livel Five (4) quelle avait vu sur des bobines de films dans le musée d’histoire naturelle : « Est-ce que tout ça peut être autre chose que les jouets d’un dieu fou, qui nous a créé pour le lui construire ? Imaginer la vision d’un homme de Neandertal qui a la vision de cette chose-là dans sa tête. Un flash de ville la nuit, avec ses mouvements et ses lumières. Il ne sait rien de ce qui compose cette chose-là. Il y a juste eu une vision poétique, pleine de mouvement et de lumière. Il a vu une mer de lumière. Il ne sait pas faire le tri de toutes ses images qui se posent à l’intérieur de sa tête, comme des oiseaux, aussi rapide et irrattrapable que des oiseaux. Pensées, souvenirs, visions, pour lui tout revient au même, une espèce d’hallucination qui lui fait peur… C’est une vision du même ordre qu’a eu William Gibson en écrivant Neuromancer (5) et en inventant le Cyberspace. Il a vu une espèce de mer des Sargasses, pleine d’algues binaires, et sur cette image les néandertaliens que nous sommes ont commencés à greffer leurs propres visions, leurs pensées, leurs souvenir, des misérables bribes d’informations. Mais aucun de nous ne sait ce qu’est une ville (6). »

Un léger picotement à l’index lui indiquait qu’il était temps de partir de ce sanctuaire. En appuyant avec son pouce sur son index, elle coupa l’alerte. Elle utilisait chaque phalange de ses mains comme un clavier, connectée à des lentilles augmentées sur ses yeux, c’est comme si elle pouvait avoir accès à l’ensemble des données des mondes en un instant ; mais quand elle était seule, elle préférait utiliser sa voix, enfin ses nombreuses voix… Chaque humain utilisait cette inframence sensorielle en parallèle d’une combinaison très fine sur l’ensemble de sa peau, celle du corps. Les vêtements avaient quasiment disparu et une simple injonction aux centaines d’avatars en magasins vous habillait en un instant… A la sortie, l’attendait son protecteur HDI, un humain driver intelligent, de classe 4. Dès qu’il l’aperçut, il lui sourit et se dirigea vers elle. Au même moment elle pensait : « je reviendrai en ce lieu » car elle avait le sentiment d’avoir trouvé ce qu’elle cherchait… Plus personne ne venait dans les musées, ils avaient tous été digitalisés depuis longtemps, mais s’était l’un des seuls qui restait à température constante car les toiles de Monet incarnaient depuis toujours la paix et les hommes de mémoires avaient décidés de le sauvegarder en l’état. Certains ne comprenaient pas cette élégance surannée, d’autres en avaient tout simplement oublié l’existence. La plupart pensait que c’était par négligence de la machine que ce lieu restait un symbole ! 

Les fantômes reviennent, ils sourient, mais à qui ?
Hum hum…
Moi qui les prenais pour des êtres vivants, avant !
Après, après tout, c’est la musique du temps qui les fait voyager.
Alors à quoi bon s’obstiner ?
Dansons sur un lit de fleurs, parmi les arbres, face à la même, mer de tous les démons, 
mère de l’innocence…
Et attendons tous ensemble, morts et vivants, cette pensée nocturne,
Face aux derniers rayons de soleil et réveillons-nous tel que nous sommes,
Vivants ou morts, quelle importance, quelle infortune !
Puisque nous sommes tous vivants et morts à tour de rôle, à chaque réveil
Avant chaque respiration, nous faisons une…
L’amour c’est choisir ses rêves, 
c’est cela l’ombre de la lumière – Anatawatashi.

Elle était contente de son prochain rendez-vous au Peninsula avec sa meilleure amie. Éthérée avait hésité avec le Ritz, mais elle voulait faire une petite balade à moto en Bonneville T120 Black et pour rien au monde elle aurait boudé ce plaisir. C’était ce que les anciens hommes lui avaient gardé comme un privilège, comme le signe d’une liberté, comme la faiblesse de n’avoir pas pu sauvegarder son animalité… Dans un coin de sa tête, elle se disait, ça a du bon quand même d’être totalement humaine, j’ai de la chance finalement.

En s’approchant de HD4, H c’est comme cela qu’elle l’appelait… c’était sa petite coquetterie pour embêter son ange gardien, elle aimait prononcer la première lettre H, comme pour signifier que pour elle il s’agissait de sa petite hirondelle… Elle vit enfin son sourire complice avec deux casques de motos à la mains… Mais à cet instant, son esprit était ailleurs, elle avait l’impression que quelqu’un la suivait du regard depuis la sortie des deux salles des Nymphéas, pourtant, il n’y avait personne ! Est-ce l’esprit de l’ovalité qui interrogeait l’équilibre de son spirit, les toiles elles-mêmes. Ce visage qu’elle avait perçu ou, tout simplement, ce don qu’elle n’avait de cesse de développer en parallèle de la machine, pour faire vivre un monde bien à elle et secret. 

Étrange, ce sentiment des hommes pour l’intuition… Éthérée en avait gardé tout le spectre coloré des émotions qui en découlaient visiblement… et qui avait totalement disparu de la programmation initiale de la matrice de +1Prime. A moins que ce soit le triptyque Les nourritures de l’Oxymore, de cet auteur qui n’avait jamais cherché la notoriété, en s’intéressant aux sens des images anciennes et qui avait connecté sa pensée vers des contrées plus anciennes et disparus. Des contrées orphique et imaginaire, pourtant bien réel pour lui !

Cette sensation de flux colorés non normative, circulait dans son sang, c’est comme s’il y avait eu, sans qu’elle s’en rende compte, une coagulation mentale, comme si des globules noirs qui jouaient le rôle d’intrus avec ses globules rouges, s’était symbiotisés avec le plasma de son corps pour le rendre plus complexe contre les endocriniens nettoyeurs de résidu, comme si le pouvoir des interrogations faisait trembler ses certitudes exclamatoires pour se transformer en mots liquides, en eau salée, en origine d’une source des êtres de l’EO.  Sur les lentilles de visibilité placés devant ses yeux s’afficha un mantra : « Si vous ne faites pas face à votre ombre, elle vous viendra sous forme de destin » (7). Tout à coup, elle s’en était inquiété car elle n’avait demandé aucune recherche. Comment se faisait-il que cette phrase lui fût apparu, comme ça ! Éthérée avait le sentiment étrange que l’alchimie du mélange opérait, malgré elle. Il y avait, elle en était certaine une force invisible qui prenait possession de son être…. Elle avait l’impression d’être un cactus qui absorbe l’eau de l’atmosphère alors que personne ne semble l’arroser en son pied. La terre n’était donc plus une mère nourricière, tout se passait aujourd’hui dans l’air. Les connexions du sensible étaient dans toutes les dimensions, à toutes les hauteurs de données…

Éthérée reconnaissait toutefois un immense progrès dans la gestion des ressources grâce à l’intelligence collective, toutes ces innovations rendues possible grâce à l’utilisation des données. Il s’agissait, du premier fondement de la machine : ne pas consommer quelque chose qui ne peut pas être remplacé où se régénérer, c’est-à-dire être vertueux pour être moins violents – être soucieux du bien commun, pour être détaché de la nature. 

La racine de la lettre N s’était associée à l’entité du mot Non et Nature, comme pour signifier un interdit, un espace où il n’y avait plus d’espace. Comment, cette simple philosophie avait conquis et transformé le monde ? Malgré tout, les anciennes générations n’avaient pas pu ou su sauvegarder l’ensemble des systèmes vivants sur cette terre. C’est pour cela que les hommes vivaient dans des bulles et principalement dans des villes. Chacune avait développé sa singularité, mais beaucoup d’autres avaient simplement disparu, comme les cités incas en leur temps. NY était un immense aquarium, une Venise moderne. La machine avait dû faire des choix. D’ailleurs, +1 nous surpassait dans cette fonction… Ce n’était pas tant l’analyse qui faisait défaut, car toute analyse est précédée d’une question, d’un choix, mais bien l’indécision des hommes quant à sa réalisation, quelle avait supprimée :  « Dans la brume où des verres d’eau s’entrechoquent, où les serpents cherchent du lait, un monument de laine et de soie disparaît. C’est là que, la nuit dernière, apportant leurs faiblesses, toutes les femmes entrèrent. Le monde n’était pas fait pour leurs promenades incessantes, pour leur démarche languissante, pour leur recherche de l’amour (8). » 

Être connecté, ne voulait pas dire être structuré, mais être en « VieSpace ». Être en « BulleSpace » dans un monde. +1 suggérait la « BinaireSpace » appelée par certains commutateurs de la « BB » ou communément admis comme Brute et Bien. D’autres, aux sens plus ambigus, ou plus subtils préféraient parler de BBc, pour le style, pour faire allusion à la radio anglaise aujourd’hui disparue puisque les journalistes avaient été remplacés par des clones de « voix siliconés ». Il faut dire que la recherche de la vérité était devenue un mirage, un numéro dans un code plus long que la muraille de Chine ! En 2049, Londres était appelée numéro 6. Sans doute, pour sa couleur bleue, son air de Vénus et son expression de soi, mais pas seulement, pour un impossible pardon ! Paris, quant à elle, avait pu choisir son numéro, il s’agissait du numéro 3, sans doute pour son esprit libre-penseur, papillon et sa couleur blanche. Mais c’est Tokyo où tous les regards et les esprits se tournaient, symbole du soleil, de la création et du plaisir avec le nom de numéro 1 qui représentait l’infini (n1 +1).

Dans le monde source, Éthérée se faisait appeler Watashi, son code était le N136+ou-1. Cette signature était la clé de ses voyages : Tokyo, Paris, Londres, mais aussi d’où elle venait car Watashi en Japonais voulais dire « Je » et c’était sa façon à elle de signifier sa granularité singulière. Il s’agissait aussi du lien qui l’unissait avec les hommes anciens et l’image de leur monde cloisonné. Elle chérissait les traces, les plis, les creux de la matière et non les surfaces lisses du sensible digitalisé. Watashi signifiait aussi des fims photographiques (9) élaborés à partir d’un papier traditionnel en longues fibres entremêlées, le Washi ; fabriqué depuis des siècles au japon, mais aujourd’hui disparu. Le « ta » correspond au passé ou à l’état d’achèvement d’un verbe en japonais… tout était dit pour ceux qui ne perçoivent que les petits symboles invisibles mais accessibles au pratiquant ! C’était son équilibre, sa liberté, sa façon à elle d’être Non transparente et de revenir au N de la nature sans que +1, la machine ne découvre son secret ou son péché originel. Éthérée était bien humaine, cela ne faisait aucun doute, comme la lutte à mort pour la redéfinition du bien et du mal qui habitait l’évolution humaine, il y a de cela de nombreuses années… La machine ne se voulait pas être comme un nouveau Dieu, mais la terre avait-elle besoin de cela ? Le N de la nature, frappé d’une interdiction, ne devait pas revenir aux sens de son origine, au O de Oui, comme un possible de vie simple et harmonieux ? Et pourtant à l’extérieur de ces Bulles de vies structurées, il y avait la vie chaotique, éphémère, brutale, mais grouillante de IV (intelligence vitale).

Au moment où Éthérée et HD4 démarrait de la place de la Concorde, il y eu un arc-en-ciel au-dessus de la gare d’Orsay. Une petite pluie fine traversait les rayons du soleil, le climat était parfait pour une balade à moto. Éthérée éprouvait une sensation de paix et de quiétude, lui rappelant un travail de Fabien Verdier, le chant des étoiles (10). HD4, s’était rapproché d’elle sans s’en rendre compte. Éthérée, passa en mode conversationnel par la pensée automatique, elle avait remarqué comme une agitation inexpliquée de son garde du corps.

Éthérée : Hirondelle, qu’est-ce que tu fais ? Tu as peur de ma conduite ?

HD4 : Pas le moins du monde, en regardant cet arc-en-ciel, je pensais à une huile sur toile le Jaune-Rouge-Bleu de Vassily Kandinsky…

Éthérée : Non, mais tu as le droit d’avoir des secrets toi aussi ! Tu ne me demandes pas à quoi je pense ? 

HD4 : Ce n’est pas dans mon habilitation, je suis là pour ta protection, je te le rappelle…

Éthérée, avait déconnecté la connexion de son transmetteur : 
elle pensait, 
oui, 
c’est peut-être pour te protéger de moi 
que tu ne me poses jamais de questions…

Éthérée : Tu sais tu me protégerais mieux si tu me connaissais vraiment, tu ne crois pas ?

Dorénavant, tu vas m’accompagner partout et je te partagerai mes pensées nocturnes sur le canal TXT S, mode sans image. Tes informations initiales doivent être enrichies en temps réel et j’espère que tu pourras augmenter ton degré d’anticipation et d’analyses. Tu ne le sais pas encore mais ton voyage ne fait que commencer. Il te manque quelque chose d’essentiel pour me sauver : le doute, la peur et le remord. J’ai besoin que tu respires, que tu transpires que tu sentes comme moi pour donner ta vie pour moi. 

En disant cela, 
Éthérée avait l’impression 

qu’elle était devenu adulte d’un seul coup.
Elle ne l’expliquait pas, 
mais en un instant 
ces rayons de lumière entrecroisés de gouttelettes d’eau,
l’avaient fait passé dans un autre monde,
dans une nouvelle histoire…

Après de longues minutes, 
ne trouvant pas de réponse dans ses données 
HD4 répondit : Oui, d’accord… 

HD4 s’était encore rapproché d’Éthérée, 
il avait placés ses mains autour de sa taille, 
la fusion s’était opéré. 

Éthérée accéléra, 

confiante de cette nouvelle alliance, 

de ce nouvel alliage entre le fer et l’eau.

Sans avoir bouleversé l’organisation du monde,
c’était la première fois qu’un HD de la famille 4
avait pensé par lui-même et avait choisi l’inconnu.
Une révolution dans un monde
qui n’en produisait plus
depuis longtemps !

Ils étaient arrivés au Peninsula, Éthérée avait laissé la moto à garer à HD4 pour se diriger directement à l’Oiseau Blanc, un restaurant, avec sa terrasse Rooftop, qui offrait une vue panoramique et imprenable sur N°3, notamment sur la tour Effel peinte en blanc depuis sa naissance. Elle coupa l’ensemble de ses connectifs pour allumer ses brouilleurs. Elle était prête pour cette rencontre avec son amie et la personne qui se faisait appeler l’Autre… A l’entrée de l’hôtel, les pots de fleurs naturelles sur les tables avaient laissé la place à des murs de fleurs en mouvement. Ces créations ne ressemblaient pas au Nymphéas mais à des plantes carnivores pour le regard. Elle se dirigea vers deux grandes portes massives en métal forgés réhaussé d’or. Les portes s’ouvrirent avec un léger bruit de scintillement. Ses pupilles furent scannées dans l’ascenseur, sa température, son pouls, son attitude analysée par le PI+1(Programme d’identification de la machine) sans qu’elle s’en rende compte. 

Tout était valide visiblement… 

C’est alors qu’en se regardant dans la glace elle comprit qu’elle n’était pas habillée pour l’évènement. Son look motarde allait forcément détonner dans ce lieu légendaire, elle choisit alors dans sa garde-robe virtuelle ce qu’il fallait pour être resplendissante… Arrivée à son étage, la porte s’ouvrit, pour laisser le champ à une vision à 180 degrés. Elle regarda la grande salle lentement, comme pour en étudier tous les recoins. Elle aperçut son amie en pleine discussion avec son invité, ils étaient assis confortablement sur des canapés à l’assise profonde. Son amie souriait comme à son habitude, sa pommette et ses taches de rousseurs ancrés dans son visage faisaient d’elle un point de fixation émotionnel, une attraction pour chaque personne, hommes et femmes qui la regardaient. Éthérée, fut brusquement interpeler par l’arrivé d’un ARBTs (Assistant Robot Serveur). Il se dirigea vers elle avec élégance, nul doute qu’il s’agissait d’un modèle de classe supérieure comme l’exigeait les standards de l’établissement et avant même qu’il s’adresse à elle, Éthérée prononça : « Je suis attendu à la table 14, merci de m’apporter un verre de saké frais avec un Paris-Brest, s’il vous plait. »

« Absolument Madame, mais tout d’abord, nous vous remercions pour l’honneur de votre visite. Notre établissement a souhaité vous offrir des anémones du Japon pour votre venue. Nous en faisons pousser dans notre serre à deux pas d’ici. Elles ont a été coupées spécialement pour vous ! » 

Éthérée, se pencha comme on le pratiquait au Japon en guise de remerciement… c’est-à-dire légèrement plus haut que son hôte, trois secondes compris pas plus, comme pour lui signifier que c’était elle l’invitée. Elle était à cheval sur les principes…

« Merci Monsieur, elles sont très belles en effet, apportez-moi un vase en même temps que ma commande, je ne souhaite pas quelles se fanent tout de suite, vous n’aurez qu’à les livrer ensuite à mon appartement. Je vais demander à mon HD4 de vous transmettre mes coordonnées, car il y a des procédures de sécurités à respecter comme vous le savez ! »

Le regard d’Éthérée s’attarda quelque peu sur le bar exubérant, fait de cristal, de verres colorés, aux lumières magnifiques, de signatures d’artistes et d’écrivains ornaient les larges piliers de côtés. Un pianiste jouait une sonate de Chopin… décidément l’oiseau blanc était un bon présage : « le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement » (11). Tout était dit, elle décida de rejoindre la table 14, sans plus attendre, son entrée n’avait que trop duré… 

« Ah cela fait plaisir de vous voir, n’est-ce pas ? »

Ils échangèrent un regard, mais l’Autre n’avait accès à aucune donnée concernant Éthérée. Il n’était pas habilité à cela, tant pis se dit-il alors, improvisons, un mot qui n’avait plus de sens en 2049 +1. Comme quoi le sens des mots faisait de la résistance, une expression elle aussi disparue ! 

L’Autre, s’interrogea sur sa première phrase en direction de cette jeune femme, il n’avait pourtant pas l’habitude de dire des choses aussi proches, pensa-t-il, surtout lors d’un premier rendez-vous, lui qui méprisait le contact des autres… La vie est un fruit amer, malgré tous nos efforts, malgré toutes les volontés pour l’apprécier. Sans doute parce que beaucoup de chemins mènent nulle part, dans l’ombre des souvenirs, sans fenêtres pour s’échapper, pensa-t-il. Mais Éthérée, l’avait troublé… comme un arrêt sur image sur une séquence de vie qui ne revient jamais. L’expression d’une image flottante, comme une impossibilité de l’instant fixée dans un coin de la mémoire du désir. Il en était persuadé certaines images peuvent devenir la seule obsession nostalgique de l’ailleurs, car la vie, seule, elle, elle ne revient jamais… jamais !

 Marc Michiels, Novembre 2023.

(1) – Laurent François, spécialiste des réseaux sociaux.
(2) et (4) – Chris Marker (https://www.chrismarker.ch).
(3) – Le livre de l’intranquillité, Fernando Pessoa.
5) – https://audiable.com/boutique/cat_litterature-etrangere/neuromancien/.
(6) – https://www.youtube.com/watch?v=06BtSTJ32NU.
(7) – Carl Gustav Jung, problèmes de l’âme moderne, Éd Buchet/Chastel, 1996.
(8) – Partie nouveaux poèmes, dans la brume, Capitale de la douleur suivie de l’amour la poésie (1926), Paul Éluard.
(9) – https://filmwashi.com/fr/products/films_artisanaux/.
(10) – https://www.musee-unterlinden.com/wp-content/uploads/2022/08/01102022_DOSSIER_PRESSE_FABIENNE_VERDIER_WEB.pdf.
(11) – Vassily Kandinsky.

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