Texte critique : Marguerite Pilven.
Séduit par les tableaux de Bacon exposés au musée Maillol, en 2004, Marc Michiels s’intéresse, avec sa série intitulée Corps et Corpuscules (1), à la représentation des corps dans la peinture. Ses choix iconographiques portent majoritairement sur des tableaux réalisés entre le XVII et le XIXe siècle aux thématiques tragiques : Massacre de Scio, combat des Sabines, agonie des naufragés du Radeau de la Méduse, Christs morts peints par Champaigne et Ribera. En contrepoint apparaissent des thématiques érotiques : Bethsabée au bain de Rembrandt, l’enlèvement de Psyché de Prud’hon, Endymion peint par Girodet ou la Grande Odalisque d’Ingres. Au moyen de son œil mécanique, le photographe zoome sur les visages, les torses et les jambes des personnages mis en scène dans ces tableaux pour les saisir isolément. En un effet semblable à la saisissante Étude de pieds et de main de Géricault, ces morceaux d’anatomie, une fois remis en scène dans les images du photographe, semblent doués d’une troublante autonomie.
Ainsi que l’écrit Itzhak Goldberg au sujet des corps peints par Bacon : « le corps est désagrégé, décomposé et « reconstruit » par des décalages, des désaxages, des torsions et des juxtapositions (2) ». De cette grammaire anatomique, Michiels retient les possibilités plastiques d’un traitement antinaturaliste du corps permettant d’en saisir la vitalité et le mouvement.
Les profils renversés qui apparaissent dans plusieurs images de la série ont une forte connotation érotique. Pourtant, en les replaçant dans leur contexte d’origine, on constate qu’il s’agit de figures mourantes. Ces visages appartiennent à un homme sur le point de mourir des Sabines, à un naufragé du Radeau de la Méduse et à une femme agonisante des Massacres de Scio, mais leur bouche entr’ouverte et leurs yeux fermés se rapprochent de l’expression d’abandon voluptueux d’Endymion et de Psyché. Isolés de leur contexte, ces visages évoquent tout autant l’orgasme que le dernier souffle, la vie menée à son paroxysme ou à son terme. George Bataille, qui le premier consacra une étude conséquente sur les représentations artistiques de l’érotisme, surnommait ainsi l’orgasme la « petite mort ». Dans l’extase sexuelle comme dans la mort, le corps « rend l’âme. »
En ce sens, les treize images qui composent la série ressemblent à une autopsie photographique où Marc Michiels explorerait le passage ténu entre un corps animé et inanimé. Effets de zoom, duplications des figures et superpositions soulignent la quête obsessionnelle du photographe sondant sous l’épiderme des corps les mystères de la chair. En se référant au mystère de la résurrection, les trois tableaux de Christs morts interprétés dans cette série prolongent cette thématique d’ensemble. Sur l’une des images, le traitement plastique d’une main posée sur la tunique du Christ mort couché sur son linceul est à cet égard éloquent : l’angle de vision de la main a été modifié par le photographe en un point de vue frontale. Vue sous cet angle nouveau, dédoublée symétriquement autour d’un axe central et nimbée par les couleurs des gélatines, la main semble reprendre vie et ses doigts caresser discrètement l’étoffe de la tunique. Connue pour son caractère érotique, la peinture vénitienne du XVIe siècle employait ces illusions tactiles pour transmettre au spectateur des sensations d’ordre charnel.
Corps et Corpuscules renoue avec une obsession picturale ancienne concernant la représentation des corps peints : comment leur insuffler la vie ? Dans la peinture classique, cette tentative passe par la recherche d’une transposition fidèle de la carnation des corps, le fameux « incarnat » dont parle Flaubert dans Le Chef d’œuvre Inconnu. Critiquant la froideur d’un corps peint par son élève, le maître Frenhofer lui adresse ces mots : « Je ne saurais croire que ce beau corps soit animé par le tiède souffle de la vie (…) Non, mon ami, le sang ne court pas sous cette peau d’ivoire, l’existence ne gonfle pas de sa rosée de pourpre les veines et les fibrilles qui s’entrelacent en réseaux sous la transparence ambrée des tempes et de la poitrine. »
A ce titre, le choix d’interpréter la figure d’Endymion peinte par Anne Louis Girodet n’est pas anodin. Ce personnage de la mythologie, fils de Zeus, est suspendu selon ses vœux dans un sommeil éternel qui lui assure une jeunesse immortelle. Seul indice du sang courant sous sa peau, la douce carnation du corps d’Endymion lui attire les faveurs de Diane venue le caresser de ses rayons lunaires. Le corps nimbé de lumière évoque le procédé des gélatines employées par le photographe pour colorer ses figures et les animer d’une vie seconde. Les réseaux bleus et rouges des images de Marc Michiels semblent par ailleurs irriguer ses images de vaisseaux sanguins. Située au premier plan de l’image construite d’après le Radeau de la Méduse, traversant l’espace qui sépare le spectateur de l’œuvre, la jambe d’un naufragé mourant n’a d’ailleurs jamais parue si vigoureuse et animée…
1- Ce texte se concentre essentiellement sur l’iconographie choisie par le photographe. Pour les détails relatifs à la construction de ses images, voir le texte de présentation.
2- « Une grammaire de la déformation », texte publié dans Bacon Monstre de peinture, p. 118, éd. découvertes Gallimard/centre Georges Pompidou.
Texte critique : Marguerite Pilven.